1.1.2. La soute à Dagon

Dans Le Babil des classes dangereuses, pièce très proche de L’Atelier volant, on retrouvera tout naturellement le chou (qu’on peut éventuellement assimiler à un « plat de pauvre ») dans « faire chou-bœuf » qui remplace humoristiquement « faire chou-blanc » (p. 257) ; « dans » remplace curieusement « sous » dans « cette bagatelle ne se trouve pas dans le sabot d’un cheval » (p. 211 ; « pile » remplace improprement « mille » dans « Plein dans l’pile » (p. 309) ; « galices » remplace mystérieusement « malices » dans « sac à galices » (p. 258) ; « tronc » remplace poliment « con » dans « peintres à la tronc » (p. 303) ; « fille », enfin, remplace trivialement « chienne » dans « chien de ma fille » (p. 172). La Bible sera indirectement concernée par la supression-adjonction puisque le nom de l’un des dieux en bois qu’elle mentionne remplacera éruditement le vocable « charbon » dans « soute à Dagon » (p. 249).

En passant à La Lutte des morts, nous serons tout à coup beaucoup moins sûr de nous devant des expressions comme « se taire le serrure et la sperme » (p. 338) qu’il faudrait peut-être rapprocher de « faire ceinture et silence » (p. 338) à la façon d’un qui aurait prononcé ses vœux (chasteté, etc) ou « Tu causes les francs comme pas un » (p. 519) qui se situe entre « Tu as vraiment le sens des affaires » ou « Tu parle admirablement le français » (ce qui ne revient pas forcément au même). Pour dire autrement « courir à toute vitesse », on connaissait déjà « prendre les jambes à son cou » (et le « faire feu des deux fuseaux » de Brassens) mais voici que V.N. semble proposer « jamber à toute vase » (cf. « Col et Loubon jambent à toute vase » ; p. 412).

De manière plus certaine, la veine sera rabelaisienne dans « l’avoir dans l’fût » (L.M. ; p. 355) qui signale qu’on est la victime énervée d’une « vilaine fourbacité » et « Ronge mon jonc » (L.M. ; p. 432) qui pourrait se traduire dans un langage que rigoureusement l’université nous défendrait d’utiliser ici. Dans « j’ai mal au bû » du Discours aux animaux (p. 305), la veine est peut-être encore rabelaisienne. Toujours dans Le Discours aux animaux, la pierre tombale deviendra « frontale » (p. 303) et le « néant » sera rapproché de « béant » dans « béant et néant » (p. 177) comme « tué » de « hué » dans « tué et hué » (p. 88). Enfin, « criblé de dettes » devient « criblé d’erreurs » (p. 251).

Le procédé est à éventuellement rapprocher de l’à-peu-près, dont on a deux exemples significatifs dans Le Théâtre des paroles : « un tas d’brêchibrêcho » (D.D.L.F., p. 35) qui semble un retravail de « prêchi-prêcha » et « l’apsus à mil sens » (D.D.L.F., p. 36) qui évoque vaguement la célèbre « valse à mille temps ».

Dans Le Drame de la vie, la suppression-adjonction n’a pas dit son dernier mot ; elle sera notamment mise à contribution dans « ne me reste que mes yeux pour loucher » (p. 82) qui donne l’impression de renforcer le sens de l’expression initiale (le malheur étant comme accentué par le strabisme en question), dans « descendre à toute valse » (p. 93) qui fait presque écho au « jamber à toute vase » cité plus haut mais aussi dans « ronger son plein » (p. 145) qui ressemble à « Ronge mon jonc » et à « ronger son frein ». Dans « droit comme un os » (p. 132), on est peut-être renseigné sur les origines et la nature profonde du « i » – car de « i » à trépas, il n’y a qu’un pas comme de « u » à dia et de «ut » à « Dieu ».

Un désespoir (lié à l’endroit où l’on habite ? A son propre corps ?) semble s’exprimer comiquement dans « je veux vider mes lieux » (p. 86), manière inattendue de dire le désir d’évasion. « Avoir les accordéaux dans les seaux » (p. 226) équivaut peut-être à « avoir le moral à zéro » et « boire jusqu’à la glas » (p. 161), à « boire la coupe jusqu’à la lie ». Cette noirceur - qui se retrouve un peu dans « ne dis pas donner le jour mais donner la nuit » (p. 42)- n’exclut jamais le comique car ici tous les registres se côtoient ; c’est ainsi qu’on pourra tomber sur une expression incongrue comme « [ramener] deux fesses à la raison » (p. 95) qui évoque vaguement « ramener quelqu’un à la raison » et « ramener sa fraise à la maison » et qui, comme « n’en faire qu’à sa soif » (p. 86), mélange l’organique (la soif, les fesses) à l’intellect (la tête, la raison). Autres cas à signaler dans Le Drame de la vie : le « Mont Grand » (p. 234) qui rappelle un peu « Mont Blanc » (ou l’affectueux « Mon grand ») et les « us et les oreillets » (p. 243), « coutumes » sautant. A la page 144, on aura l’entame parodique d’une fable inédite : « Deux lézards ayant été […]».

La méprise la plus terrible et la plus drôle causée par une suppression-adjonction sera peut-être la suivante : « Un journaliste annonçant la sortie du Conseil des Ministres, fourcha et annonça par erreur la sortie du cercueil » (D.V., p. 228) ; la conséquence ne se fera pas attendre : « Les ministres se ruèrent aussitôt sur lui et lui coupèrent la tête ». De même (idem pour « dépêchez » / » dépecer»), « s’exécuter » (pour faire/entreprendre quelque chose, une action) pourra être pris au pied de la lettre : c’est le cas de l’Homme de Un, qui n’arrivant pas à « [s’habituer] à vivre dans un corps » (D.V., p. 256), passe de la « vie à la trèpe » en s’exécutant en effet.

A contrario, on sait que le faux pas est à l’origine de certains gâteaux et c’est peut-être pourquoi « le boulanger Robet fut acquitté » (D.V., p. 248) ; bref, un peu comme pour une crème renversée, erreur et renversement peuvent aussi avoir des conséquences positives et la catastophe n’est pas toujours au rendez vous ni le pire, toujours sûr (pour citer Claudel): tout peut toujours se renverser, dans un sens comme dans un autre.