1.1.3. Pourir de rire

Dans les pièces qui suivent Le Drame de la vie, on aura beaucoup d’autres suppressions-adjonctions ayant à voir avec un certain humour noir mais cela ne concerne certainement pas toutes les expressions ainsi obtenues : ainsi, « s’en lécher les babines » devient « s’en frotter les lippes » (O.I., p. 61), le « garçon d’étage » devient le « garçon d’époque » (V.Q., p. 36), le « petit polisson » devient « mon p’tit Polyphon » (O.I., p. 83) et enfin la « zone de non-lieu » devient la « zone de non-dit » (transformation typiquement novarinienne).

Pourtant donc, l’humour noir reste omniprésent ; dans Je suis par exemple, on ne parlera pas, comme le « fou chantant », de la « mer qu’on voit danser » ni de ses « reflets changeants » mais plutôt de la « surface de la mort » (p. 110). On aura aussi une sorte de réponse et de pendant au « cri était presque parfait » d’Alain Bashung avec « Le crime n’a pas encore été poussé » de la page 173. Quant à la vanité/vacuité des « choses de ce monde », l’idée se retrouve peut-être un peu dans le retravail de l’expression « Les jeux sont faits » qui devient « Les jeux sont creux » à la page 34 de Je suis.

Dans Vous qui habitez le temps, il fera tout aussi sombre : « le tard se fit » (p. 88), « je voyais tout d’un vilain jour » (p. 80), expression dans laquelle « vilain jour » remplace peut-être « mauvais œil » ou « sale œil ». On ne parlera pas d’un jour sans pain ni fin à cause de la faim mais d’une « nuit sans pain » (p. 85). Enfin, à l’«avenue du temps qui piaille », on attendra son heure (p. 28) et les « lieux du crâne » (p. 89) nous rappelleront d’autant plus les lieux du crime que « Golgotha », rappelons-le, signifiait « crâne ».

Dans L’Origine rouge, « Sale temps ! » s’applique sans doute à celui qui passe. L’instant fatal de Queneau deviendra « tranchant » chez Novarina (S., p. 161) et le « masque de fer », un « masque de chair » (S., p. 108), ce masque désignant sans doute le visage par rapport au crâne, qui serait la tête véritable. Enfin, on ne sera pas « rasé de frais » mais bel et bien « crucifié de frais » (S., p. 167), « Tue-le ! » étant rapproché de « Tais-le ! » (p. 131).

L’humour noir reste donc une constante et pourtant un mouvement de balancier très novarinien apportera toujours du neuf et de l’espoir ; ainsi, dans L’Opérette imaginaire, le mot « frais » annonce des « fruits » (p. 45) et, dans La Scène, le veilli « Oui-da » se trouve cocassement rajeuni dans « Oui-zède » (p. 19), le « zèbre » n’étant pas loin. Plus significatif : dans « Le Très bas n’est pas » (J.S., p. 89), on peut éventuellement comprendre que c’est le « trépas » qui n’est pas (le « Très bas » étant peut-être l’Hadès des anciens) ; vue ainsi, « Le Très-bas n’est pas » serait une expression à rapprocher de « Le Trépas n’est pas » et donc de « La mort n’est pas vraie ».

Cela dit, mort, noirceur et morbidité ne sont jamais très loin et peuvent resurgir à tout moment. C’est ainsi que l’expression « ne pas être du bois dont on fait les flûtes » devient manifestement « être en os dont on fait les morts » (O.R., p. 53). Quant au moment où il s’agira de « quitter ici-bas », il sera évasivement présenté comme le moment où « l’ici de l’homme s’en va par là-bas » (O.R., p. 39). Plus concrètement et plus abruptement, on parlera dans L’Opérette imaginaire de «[devenir] des planches » (p. 56).

Dans Vous qui habitez le temps (p. 34), une doctoresse devient une « doloresse » – ce qui évoque certes un prénom hispanique mais aussi la douleur que la doctoresse/doloresse (Dolores ?) pourrait nous infliger. Plus loin dans la même œuvre (p. 80), un inquiétant glissement métonymique met en présence un «Hoqueteur » et un « Docteur».Y aurait-il donc du Molière (qui toute sa vie se moqua des médecins) chez l’auteur de Je suis ? Quoi qu’il en soit, à l’heure de mourir, on ne « lègue pas son corps à la science » mais, toujours dans Vous qui habitez le temps, on « lègue [sa] vie et toutes [ses] maladies à la médecine » et on « offre la santé à la maladie » (p. 26) : c’est sans doute que notre « bonne étoile » était devenue une « mauvaise étoile-étoiloïde » (V.Q., p. 44). Quant aux sacs-poubelles, ils se transforment médiévalement en « sacs-oubliettes » (J.S., p. 67).