1.2. Pour un réenchantement comique de la langue et
de la littérature

1.2.1. « [Sentiments] colorés » et « ressentiments tenus en laisse »

Si, comme on l’a vu, elle peut aller de pair avec un certain humour noir, la transformation de mots et d’expressions peut aussi se révéler tout à fait poétique ; ainsi, la formule plate et convenue qui clot souvent une lettre administrative devient dans L’Origine rouge : « Signé Z […] vous présentant, Monsieur le directeur, l’expression de mes sentiments colorés » (p. 67). Profitons de cet exemple significatif pour souligner à nouveau le véritable potachisme novarinien ; c’est que devant un certain type de tournures, de phrases creuses (cf. « sentiments distingués », etc.) et ultra-conventionnelles (et peut-être, en filigrane, toute une littérature poussive et paresseuse qui ne se remettrait plus vraiment en question, aurait laissé tomber l’aventure et ne tenterait plus rien), l’auteur semble tout simplement nous dire : Stop ! et : essayons donc de trouver autre chose, si c’est possible.

Cette remise en question qu’implique ce travail de réenchantement du langage (et de la littérature) n’a rien d’austère ; c’est ainsi que « Nini peau d’chien » devient « Bibi peau d’mi » dans L’Origine rouge (p. 98) – et, d’ailleurs, « Ninietzsche peau d’chien », chez Verheggen. Quant au « chien de ma chienne », il devient le « chien de la chair » (O.I., p. 47) qui suit le corps comme une ombre, sans doute dans l’espoir d’une récompense. Souvent iconoclaste, le procédé très riche de possibilités parodiques que constitue la suppression-adjonction pourra encore permettre de revisiter la Bonne Parole, et ce du tout au tout : « Achevez-vous les uns les autres » (D.V., p. 282).

Autres exemples puisés ça et là : dans Le Discours aux animaux, on n’aura pas affaire à un « garde barrière » mais à un « torche-barrière » (p. 307) et ce n’est pas à Dieu « mais à Louise » qu’on « [offrira son] corps » (p. 286). Dans Je suis ce qui reste d’un « pauvre hère » n’est peut-être qu’un « pauvre reste » (p. 189). Dans Le Jardin de reconnaissance(p. 38), ce ne sont pas les chiens mais les « ressentiments » qui sont « tenus en laisse » (et on pourra trouver cette politique excellente). Dans L’Opérette imaginaire, le redresseur de torts devient « l’épandeur de torts » (p. 15) ; de même, on ne demandera pas son reste mais (sic) on le « [pensera] » (p. 66), on ne baignera pas dans son jus mais on « [marinera] dans une soupe de détresse » (p. 75), on ne versera pas des larmes de crocodile mais des « larmes d’artichaut » (p. 107) et on ne peignera pas la girafe mais on « [assommera] l’ours blanc » (p. 101).

Dans L’Origine rouge, on ne frisera pas le ridicule : on sera « cloué » par lui (p. 127). Au lieu de "retourne à tes pinceaux" (ou d’"occupe-toi de tes gouaches"), on lancera « va peindre ! » (p. 9) mais c’est plus un conseil qu’une injure et le Louis qui peint des pages 9-10-11 le suivra d’ailleurs avec fruits à la clé, ses œuvres s’intitulant « Chapelets de la vitesse », « Nymphes du pneu », « Plaisirs d’asile », etc. Quant au "décrochez-moi ça", il devient peut-être la maison du « soupèse-ceci » et pour "jusqu’à point d’heure", l’expression se change novariniennement en « jusqu’à point d’homme » à la page 165.