1.2.2. Hommez-vous les uns les autres

Dans La Scène, l’utilisation de l’expression « modus moriendi » (p. 38) pourra surprendre, qui nous paraît beaucoup moins courante que « modus vivendi » ou « modus opérandi ». Dans « Mange pour boire ta soif » (S., p. 165), on pourra considérer qu’on entend un peu « poire pour la soif » : bref, à chaque fois, on entend plus ou moins une autre expression (qui est en quelque sorte cachée derrière) mais ce n’est jamais tout à fait celle-là qui nous finalement proposée (bien qu’on sente confusément la présence de l’autre): il y a toujours un écart et un retravail et c’est aussi, à chaque fois, un refus du lieu commun voire un débat/combat avec la « Seule à Cédille ».

Dans L’Acte inconnu (et même dans L’Envers de l’esprit, p. 30 : « Madame Guyon avance "à Bible ouverte" »), on rencontre encore de nouveaux cas : « France Rupture » (p. 63), « attentat sous X » (p. 100), « L’avenir est dans le fruit » (p. 72), « ils s’homment les uns les autres (p. 43), « Une fois jeté l’homme avec l’eau du bain » (p. 60), « rimer avec la et enfin « [raser] le sol » (p. 119) au lieu (sans doute) de « raser les murs » - quant au « mur du son », il devient celui de la « surdité » (p. 116)

Pourtant, c’est peut-être dans Je suis qu’on trouvera les expressions les plus troublantes ; ainsi (p. 35), "mettre la charrue avant les bœufs" devient « être en charrue avant les bœufs » : à soi de s’amuser et de se montrer un peu créatif en essayant de trouver ce que cela pourrait bien vouloir dire : là est la beauté de l’œuvre de Novarina qui laisse ouvertes, possibles toutes les interprétations ; ici «être en charrue » suggère peut-être une implication et un empressement encore plus grands de la part de celui qui, à l’instar de son cousin qui  vend la peau de l’ours avant de l’avoir tué, met la charrue avant les bœufs.

Toujours dans Je suis (p. 71), il est dit : « tout ce qui me calmniait m’énervrillait au point le plus haut ». On peut supposer que nous sommes avec « s’énervriller » devant un mot-valise expressif qui mêle le verbe « s’énerver » à « avoir les nerfs en vrilles » ; quant à « se calmnier », s’il évoque le calme, il est peut-être également à rapprocher du verbe « calomnier », dont le sens, plus négatif, pourrait expliquer « l’énervrillement » du « je ». Dans « J’ai mes doses, j’ai mes doses ! » de Je suis (p. 205), à peut-être rapprocher de « Mes gages ! Mes gages ! » (et de « Mes bagues ! Mes bagues ! »), il n’est pas forcément question de toxicomanie mais d’en avoir sa dose, assez, marre, ras le bol, etc.

Dans une autre scène de Je suis et sans qu’on puisse vraiment parler de suppression-adjonction d’un terme, il y a peut-être un rapprochement (signifiant) de mots à faire, mais dont nous ne sommes pas absolument sûr : « Un grand Arbre tout en bois était là, à nous offrir sa proximité, je lui dis d’avancer mais il n’en fit rien, un grand mélèze tout en sapin, qui nous faisait peur en nous tendant les bras ». (p. 200). Encore une fois, il s’agit d’une hypothèse mais il se peut que le mot « mélèze » soit substitué symboliquement et poétiquement à l’argotique « balaise » (parfois même orthographié "balèze") qui renverrait directement au caractère massif et imposant de ce « grand Arbre tout en bois » – l’absurde « grand mélèze tout en sapin » pouvant en effet, étant donnée son humanisation (cf. « nous offrir », « dire d’avancer », « nous tendant les bras »), évoquer un grand balaise tout en muscles. Quant au « bonhomme de terre » (D.V., p. 209) et non de neige, il renvoie peut-être aux origines de l’homme voire au jeu de mot « homme de terre/pomme de terre » - que l’on trouvera d’ailleurs aussi (preuve qu’il y aurait décidément beaucoup d’enfance dans ces pièces ?) dans la traduction française du Bon Gros Géant précédemment citée.

Ici, comme on le voit, le procédé est utilisé d’une manière peut-être moins arbitraire que ne le fit Tardieu dans sa pièce Un mot pour un autre – même si ce dernier, comme Novarina, se sert de moules connus comme celui du proverbe : « Et si j’ajoutais mon brin de mil à ce toucan ? Ah, ah ! mon cher. « Tel qui roule radis, pervenche pèlera ! » Ne dois-je pas ajouter que l’on vous rencontre le sabre glissé dans les chambranles de la grande Fédora ? » L’effet d’incongruité absolu obtenu par Tardieu aurait tout aussi bien pu l’être par le procédé oulipien du S + 7. Mais, décidément, cela n’a rien à voir avec l’incongruité novarinienne.