Ici, quand on met un mot à la place d’un autre, on est parfois prévenu ; c’est le cas dans La Chair de l’homme (pp. 415-416) où le mot remplaçant ne veut d’ailleurs rien dire :
‘Liste des noms : non « la douleur » mais la dadleu, non « la joie » mais la oyive […], non plus « l’attente » mais ouaouate ; non plus « avancer » mais jujondre ; non plus « le sujet » mais rujulphe » […] ; non plus « la victoire » mais le dodlifru […] ; non plus « l’exactitude » mais la oubre […].’A priori donc, c’est à dire en français, ces mots ne veulent strictement rien dire et cependant on pourrait peut-être rapprocher « calamon », pour patience, de celle qu’il faut avoir pour pratiquer la calligraphie, « virte », pour « courage », du latin « virtus », mais qui n’a pas forcément tout à fait ce sens. De même, avec le « boniasson », pour marbre, on peut bonir des dalles de cercueil. Dans « ouilovre », pour amour, il y comme un oui à l’ogre Love. Le « buis », pour fagot, en contenait peut-être déjà un, comme un fagot en puissance. « L’use-bête », pour mélancolie, désigne de fait une des maladies les plus usantes qui soient pour L’Animal du temps.
Cette manière particulière de décomposer les mots, surtout pour « oui à l’ogre Love » rejoint un peu notre démarche en ce qui concerne le mot-valise et la périphrase floue et pourra peut-être un peu rappeler (en moins réussi sans doute) le fameux Glossaire de Leiris (cf. : « Académie : macadam pour les mites », « France : foutre rance », « Démocratie : demi-crotte des assis » et, plus poétique « Eléphant : elfe enflé »).
C’est qu’à notre tour donc, nous essayons nous-aussi de « lire les mots sous les mots », fussent-ils incompréhensibles a priori, comme chez Novarina. A l’occasion de ce rapprochement avec le « glossaire ou l’on serre ses gloses », rappelons l’idée qu’un éventuel Dictionnaire (pataphysique) novarinien/français et français/novarinien serait envisageable (plus loin, nous en poserons d’ailleurs les prolégomènes) : on le fit pour les personnages de Queneau et pour l’argot d’un San Antonio : pourquoi pas pour la fantastique néologie novarinienne ? L’amusant est que, vers la fin de cette liste de La Chair de l’homme (p. 416), le jeu s’inverse ; on prend des mots incompréhensibles, des « mots-sphinx, qu’on remplace par des mots existants en français, et même assez communs : « Non plus le "balachu" mais le tabouret, non plus "le uclotte" mais l’escalier ». Même si certains de ces néologismes y seront repris (cf. « dadleu », « calamon », « tempistre »), il y aura d’autres décrets de ce type dans Le Jardin de reconnaissance : le marbre doit être dit le « bonifasson » (et non le « boniasson », comme dans La Chair de l’homme), la pendaison, le « jugement serpentin », etc.
Dans Le Drame de la vie (p. 232), au cours d’une séance de l’Académie des Sciences, le mont Blanc est arbitrairement rebaptisé « Mont Feciel et Simplicien » – ailleurs, on parlera du « Mont Noir » et même du « Mont Grand » (D.V., p. 234) ; bref, ici comme ailleurs, tout se renomme et se rebaptise très facilement, la parole performative novarinienne s’appliquant à tout et à n’importe quoi. Cela dit, dans Je suis (pp. 190-191-192), le Prophète fera des promesses qu’il aura peut-être du mal à tenir: « Je donnerai l’ordre au vocabulaire de ne plus frayer avec la grammaire », etc. Dans Vous qui habitez le temps, on décrète pataphysiquement qu’«à l’automobile succède la quadrimobile, à la luge le vitascope, au robotnyl, le skidurfe, au brodon le starting, au français l’avallon » puis la série continue encore un peu et on pourra trouver la chute troublante : « le corps remplace la mort » (p. 70). Dans La Scène enfin (p. 145), on passera « du côté où la véritable couleur bleue est enfin rouge » :
‘[…] je nomme ijaune le faux vert, iviolet le noir foncé et le violet violet non-violet ; et je dis au langage de rester de l’autre côté d’ici. Et à ceux de l’autre côté : mots d’outre-part, nommez les véritables choses dans le véritable espace et faites enfin arriver ici la tête de l’homme tête en bas !’Bref, encore une fois, c’est un renversement total (cf. « tête en bas ») qui semble préconisé. On a un peu l’équivalent chez Tardieu63 écrivant dans son préambule d’Un mot pour un autre :
‘ Les mots n’ont, par eux mêmes, d’autres sens que ceux qu’il nous plaît de leur attribuer.Chez Novarina, cela va peut-être encore plus loin : on semble vouloir mettre le langage à distance, partir ailleurs grace à lui, passer à autre chose et accéder à une nouvelle dimension voire montrer des martiens sur scène, communiquer avec Dieu et parler de cela que l’on ne peut pas dire. Autre piste possible : ces décrets arbitraires ont un côté performatif qui n’est pas sans évoquer la Création divine – et il faudra revenir sur cet aspect des choses.
Le passage est également cité par Lydie Parisse dans son ouvrage La « parole trouée ». Beckett, Tardieu, Novarina, Lettres modernes Minard, Fleury-sur-Orne, 2008, p. 67.