1.5. Télescopages et expressions mélangées pour n’en faire qu’une

Comme chez Queneau (cf. « Question cousue de fil à la patte »), il peut encore advenir que deux expressions soient associées pour n’en faire qu’une. Ainsi dans « Dolly, c’est lui la poutre : c’est à toi de pas jeter de la paille sur le feu » (F., p. 580), la parabole biblique de la poutre et de la paille est comme fondue, mélangée avec « mettre de l’huile sur le feu ». Sur le même principe, notons pêle-mêle :

«  liste a savoir sur le pouce » » : savoir sur le bout des doigts + manger sur le pouce
« passer de la vie à la trèpe » : passer de vie à trépas + passer à la trappe
« vêtu aux as » : vêtu comme l’as de pique + plein aux as

Dans La Lutte des morts, « les murs ont des oreilles » et « les carottes sont cuites » se retrouvent peut-être un peu dans « les hôpitals ont les oreilles cuites » (p. 383). Dans Le Discours aux animaux, la « longue rue » de la page 317 est une possible périphrase pour « vie » (mais « longue vue » n’est pas loin non plus). Dans L’Origine rouge (p. 67), on associe « grain de sel » et « sel de la terre » et cela donnera « grain de sel de la terre ». Autre exemple : « ne pas avoir les yeux en face des trous » et « il ne me reste que mes yeux pour pleurer » ont peut-être été plus ou moins consciemment retravaillés ensemble et cette opération langagière permettra la création insolite d’«yeux qui n’ont plus que leurs deux trous pour pleurer » (p. 54). A la page 63 on associe bizarrement « dire » et « courage » dans « dis courage à ton cerveau ! », pendant cérébral à « Courage ma peur !» et surtout à « Sois sage mon pancréas !».

Dans L’Opérette imaginaire, on mettra bout à bout « se brûler » et « brûler la vie par les deux bouts » dans « [se] brûler par les deux bou-ou-outs » (p. 135). Déjà évoquées, les « larmes d’artichaut » (O.I., p. 107) sont un possible retravail des larmes de crocodile mais renvoient peut-être aussi à la grosseur des larmes qu’un cœur d’artichaut est capable de verser ; de même, « ne rien valoir » et « ne rien perdre pour attendre » se retrouvent dans « y ne vaut rien pour attendre » (p. 25).

Dans La Scène, le procédé revient souvent dans la bouche des comiquement terribles (et terriblement comiques) Machines à dire voici pratiquant l’amalgame à tout va : on tord le langage pour imposer et faire émerger une nouvelle forme de pensée unique mais l’intention ne sera pas toujours parodique et dénonciatrice car le télescopage d’expressions pourra aussi, à l’occasion, se révéler poétique : on aura à la page 131 l’absurde « suivez la porte » (suivez la flèche + prenez la porte) et (p. 107) « changer ma vie d’épaule » (changer de vie + changer mon fusil d’épaule). Pour « couper au couteau » et « éprouver de l’ennui », les expressions se mêlent pour aboutir à « j’éprouve un ennui à couper au couteau » (p. 38).

De même, la surgissante Machine à dire la suite associe absurdement « pleurer à chaudes larmes » et « verser des larmes de crocodile » et cela débouche sur l’évocation hautement paradoxale d’une « Crocodile en chef » qui « s’esclaffe à chaudes larmes » (S. ; p. 30). Dans « ni à vice à verse » (p. 60), on a un retravail de « vice-versa » et d’«à verse », ici associés – idem pour « si-tant-que-soit-que faire-se-peut » où se télescopent « si faire se peut » (ou « autant que faire se peut ») et « autant que ce soit » (ou « si tant est que »).

A la page 107, on retrouve un peu « passer la main » et « passer l’arme à gauche » dans « une fois passé main gauche » – et on pourra estimer que la main au panier met les pieds dans le plat dans « [mettre] la main dans le plat » (p. 78). Cocassement retravaillée, l’expression « Tuer dans l’œuf » s’appliquera à la « soldatesque adverse » qui se voit « éradiquée […] dans l’œuf du ventre encore fécond de la bête immonde » (p. 133), prolongement qu’on pourra trouver inattendu (cf. « œuf du ventre »). Autre variation à partir de « tuer(/étouffer) dans l’œuf » : « Oui, la barbarie sera enfin dans l’œuf étouffée à nos portes. » (p. 133).

Dans « Homme, tu es fait comme un rat, faits et gestes : tu es fait de restes » (S., p. 145), on a des effets de rimes et d’écho (« fait/fait/fait » et « geste/reste »), un rapprochement « faits et gestes »/» fait comme un rat » et une possible allusion à la poussière originelle (« finir les restes » et « demander son reste » relevant plutôt de l’eschatologie). Dans « buvons au… s’cours », c’est comme au secours que l’on trinque (S., p. 40), « boire à […]» et «Au secours !» étant mis en présence.

Dans L’Acte inconnu enfin, il semble qu’on rapproche « Mort où est ta victoire ?» de « fêter une victoire » et de « péter plus haut que son cul » dans « O mort, ne pète pas si haut ta victoire » cependant qu’associés, « tourner les talons » et « tourner sept fois sa langue dans sa bouche » aboutissent poétiquent à « tourner […] les talons dans son tube de langage ». On a aussi le cas (p. 34) des « immeubles numérotés pair et manque » imaginés à partir d’une expression qu’on utilise dans les casinos.

Renvoyons pour finir à notre partie sur les proverbes car là aussi, on pratique le télescopage – ce que les oulipiens appellent « perverbes », cas intéressant de mot-valise (le mot-valise étant une autre modalité du télescopage).