2.1.2. Adam et Eve s’étonnent d’être

Ici, Le Jardin de reconnaissance – qui commence par ces mots, prononcés par la Voix d’Ombre  : « La main se lève, la bouche s’ouvre, le corps respire » (p. 9) – est peut-être un cas à part… La Voix d’ombre est un chœur antique à elle toute seule et qui commente les échanges verbaux entre la Femme Séminale et le Bonhomme de terre : ces deux-là semblent se découvrir et pourtant ils se connaissent de toute éternité. Ils se renvoient des questions auxquelles ils sont incapables de répondre, par exemple (pp. 46-47) : « Pourquoi es-tu homme ? » dit-elle ; « Et toi, pourquoi es-tu homme ? » dit-il. Plus loin : « Où est ce quoi ? Qui est cet endroit ? (p. 47), « Où sommes-nous parvenus ? » (p. 49), « Corps es-tu mon premier espace où je me suis apparue ? Corps es-tu de mon espèce ? » (p. 49)

En allant vite, disons que cette pièce peut être lue comme une théâtralisation de la Genèse – or, c’est aussi le cas de La Dispute, pièce de Marivaux où tout étonne même l’évidence, d’où des lapalissades à caractère ontologique (voire ontautologiques) et annonçant un peu celles de Novarina. De fait, dans la pièce de Marivaux, on constate avec stupeur que les yeux « regardent », que la bouche « sert à parler » et que les mains « vont et viennent », On précise les choses car rien n’est évident dans un monde que l’on découvre : plus qu’une simple robinsonnade, c’est carrément la Genèse qui se rejoue devant nous – et devant nous qu’Adam et Eve « [s’étonnent] d’être » comme dit Novarina…

Il est à noter que le dispositif de départ est assez artificiel et, pour tout dire, assez peu convaincant dans la pièce de Marivaux, mais proposons cette explication : on est peut-être plus troublés par Le Jardin de reconnaissance à cause des allusions à la modernité (télévision, etc.) qui nous rendent Adam et Eve presque familiers ; ils sont comme un miroir de ce que l’homme est devenu et en même temps, c’est l’éternel humain qui est ici représenté sur scène – autre correspondance à signaler: dans La Dispute aussi, les personnages, très naïfs, prennent tout au pied de la lettre, ce qui peut donner lieu (comme parfois chez Novarina) à des dialogues à la fois bizarres et drôle (par exemple : « Adine : Etes-vous une personne ? / Eglé : Oui assurément et très personne »).

Un peu comme dans La Dispute mais aussi dans Le jardin de reconnaissance et dans la plupart des pièces de Novarina, la tautologie correspond donc peut-être à un état originel où l’on constate qu’une main touche, qu’une bouche parle, qu’une oreille entend, que la viande s’exprime, que l’autre existe et qu’on peut communiquer voire communier avec lui par la parole ou avoir du désir pour lui (J.R., pp. 17-18). Il entre de l’étonnement et de l’inquiétude dans ces tautologies : on est ébranlé par les constats qu’on fait : tout est à chaque fois une grande première. Ici donc, dans ce cas de figure, la tautologie n’en est pas une. Du point de vue de celui qui dit « je », c’est certain ; les constats en question sont tout sauf des truismes ou des lapalissades : on est dépassé, bouleversé par le réel. Cela pourra même rejoindre une forme de sacré ou au moins s’accorder à une sorte de frisson sacré tout en restant très comique (mais pour qui sait se mettre au diapason novarinien, ces deux aspects restent tout à fait compatibles).