2.6. L’obstinée persistance du viandat

2.6.1. Jeanjean fait du vélo

L’utilisation constante de la tautologie – voire de la super-tautologie (dans « même mêmerie ») – rejoint et permet d’illustrer la persistance de l’être. La chose se reproduit juste après qu’elle paraît. C’est qu’elle est. Cela implique un doublement, un triplement, un quadruplement, un quintuplement, un sextuplement – et excétérement puis poussièrement, pourrait-on ajouter en parodiant très mal l’auteur. L’œuvre qui aborde le plus souvent ce thème est incontestablement La Chair de l’homme (le titre en donnant déjà un petit aperçu) et l’image la plus efficace est sans doute celle du cycliste de la page 93 se reproduisant sur ses roues pour apparaître (à soi et à autrui, ce qui, ici, revient au même puisque c’est un dialogue à la Monsieur Monsieur auquel nous assistons) :

‘Lâchant guidon, au miroir en passant, j’ai adressu à mon corps quand je le vis m’arriver : « Hé-ho mon corps : vous devriez travailler pour rouler ! arrêtez de passer toujours par où vous vous arrêtez ! » Mais mon corps reprit en reprenant : « Arrêtez de parler, vilain cycliste : car vous devriez vous taire au lieu de toujours vous reproduire sur vos roues pour m’apparaître ». ’

L’avancée de la machine donne en effet l’idée d’un mouvement vers l’avant (comme s’il y avait « de moins en moins de passé » au fur et à mesure que les kilomètres défilent) et l’impression qu’aller vers l’avenir est le seul moyen d’être présent au présent pour l’Animal du temps.

En somme, il n’y a pas trente-six possibilités ; la chose (ou l’être) doit se reproduire pour continuer à être. Ce travail, ce suivi, se retrouve dans les verberies et même les mêmes mêmeries (qui peuvent parfois se confondre novariniennement) : soi se dédouble et les choses chosent tandis que l’homme homme et que les bêtes bêtent. Idem pour l’objet qui persiste à objer, les membres à membrer, l’être à êtrer, le crâne à crâner et la tête à têter car, grâce à la bouche et à l’image d’un enfant, la tête tète, boit et mange pour être exactement en même temps que le corps qu’elle accompagne et aide (d’ailleurs pas mal) à être, lui qui co(u)rt, le corps, à sa perte, de façon forcément moins cérébrale – tout ceci dit dans une perspective et un esprit vaguement novariniens. Ce jeu peut s’appliquer à tout ce qui est : l’autre autre et même même même. Si la vie est possible, c’est peut-être même parce que le même m’aime ; sinon, il me laisserait tomber et il serait alors très difficile de continuer à être et à aimer aimer.

On voit ici la familiarité entre êtrerie, verberie et mêmerie : cette familiarité se dit de façon comique chez Novarina, ce qui nous pousse (d’où les interprétations parfois un peu pataphysiques proposées dans cette sous- partie) à considérer la question sous cet angle. C’est une autre manière de signifier, comme Gertrude Stein, qu’une rose est une rose est une rose est une rose (chez lui, les roses rosent mais cela revient au même) ou de décomposer, comme Marcel Duchamp, le Nu descendant l’escalier. Dans « Se reproduire soi-même en plusieurs Jean Soi » (in C.H.), le dramaturge semble même décrire le nu duchampien (qui est aussi, paradoxalement, un nu en bois, ce qui est très novarinien) et il serait intéressant de lui demander s’il n’avait pas l’œuvre à l’esprit en écrivant ce type de phrase. De même, dans une phrase comme « Je marche dans l’espace en me dépassant » (C.H., p. 480), le déplacement/dépassement concerne quelqu’un qui n’arrête pas de se passer devant, s’auto-dépassant, s’auto-dépassant, s’auto-dépassant…