2.6.3. Joie et vitesse

En somme, l’homme ne doit pas faire l’ange ni la bête ni même l’homme, jouer à l’homme mais bel et bien hommer et persister dans cet « hommât », ce qui n’est si évident que cela. Il faut hommer comme il sied : être en viande et en vie ne suffit pas car c’est « en viande, en vie et en vitesse » (C.H., p. 276) qu’il s’agit d’être. Pas de viande de glas qui tienne (et qui tienne debout) car, a contrario, « l’homme qui d’une même vitesse stagne et stagnera est perdu pour son corps » (C.H., p. 404) ; autrement dit : il s’agit de continuer à viander (persister à « êtrer » ?) à la « vitesse grand V » – ce qui revient à dire « grand U » (cf. du « ut » originel et de cette lumière du départ qui dure toujours). En somme; le « je » veut continuer à être vivant, mouvant, comique et traversé voire émouvant.

Ce travail de permanente permanencerie (on voit que nous sommes au diapason novarinien) concerne bien sûr également l’animal (même si ce dernier n’a pas en théorie la possibilité d’en avoir la conscience) : le « canard de canardet » (C.H., p. 41) canarde, recanarde et recanardera jusqu’au moment où, canardé, fauché par la Canarde (la Camarde des canards), prendra fin la canarderie que fut sa canarde de vie. Tout ne sera d’ailleurs pas complètement fini après ; c’est ainsi que les « êtres paludéens » de Queneau « [continueront] à vivre / Engendrant de nouveau êtres paludéens » et qu’à l’instar de Ganesh, Babar rebabarira sans doute sous une forme nouvelle – quant à Siva, ce sont ses bras qui suggèrent une vie se répétant duchampiennement, avec le mouvement qui va avec. Reprécisons qu’ici, on ne se multiplie pas trois fois par jour (comme à la page 262 de La Chair de l’homme), mais à l’infini jusqu’à la mort – pour le meilleur et pour le pire.

Le plus étrange est que cela, ce travail, semble continuer après la vie ; c’est l’élément nouveau, et très troublant, qui apparaît dans Le Jardin de reconnaissance : « Voici la seconde fois que votre cadavre redevient soudainement la même chose » (p. 55). La question qu’il s’agirait de poser à l’auteur est ici la suivante : pourrait-on aussi saluer le travail de l’entropie ? Pourrait-on, au lieu de la « [rechercher] », comme dans le fameux texte d’Artaud, féliciter la fécalité ? Pourrait-on intégrer "Bravo la merde !" à une liste de slogans ? Aussi scatologique que cela puisse paraître, ceci fait partie des vraies obscurités novariniennes (l’auteur étant ici beaucoup moins radical que Christian Prigent, son talentueux collègue). Quant à "Bravo les cendres !", "Vive la poussière !", "En avant la rouille !", "Faites le choix de l’entropie !" et "Hourra la pourriture !", sont-ce des slogans novariniennement concevables ? Novarina pourrait-il rejoindre Arrabal criant (pour des raisons certes plus politiques) « Viva la muerte ! » ? Le fait est qu’on n’a pas vraiment l’équivalent de ce type de slogans dans les listes des Machines à dire voici. Qu’est-ce à dire ? Que l’auteur n’est pas aussi taoïste qu’il le souhaiterait ? C’est l’hypothèse que nous émettons.

Quoi qu’il en soit, mort et passé ne sont pas souvent présentés comme étant moteurs de(/dans) l’être et pour que l’être soit (et persiste dans cette voie difficile) car la faculté à se dédoubler/renouveler à l’infini pour être ce qu’on est a surtout à voir avec la joie (comme chez Spinoza): « Si vous aviez connu l’homme du Doublement, vous auriez connu l’homme à joie double. C’est moi. » (J.R., p. 50). Bref, dans le match acharné que se livrent Entropie (Passions tristes, etc.) et Vianderie (Joie de vivre, etc.), il semblerait que ce soit cette dernière qui l’emporte – mais de justesse.