2.6.4. Miracle de la rose

Le thème revient donc en force dans Le Jardin de reconnaissance où la fameuse phrase de Gertrude Stein analysant à sa façon le « miracle de la rose » semble transposée dans « voyez comme l’espace est multiplié par les oreilles par les oreilles par les oreilles par les oreilles » (p. 27): c’est que la perception doit se dédoubler de concert : si le réel est là, c’est que l’espace se multiplie et les oreilles se font l’écho de cette présence en se multipliant aussi, un peu comme une chorale d’oreilles.

De même, quand Novarina fait un titre de « Je suis », il nous dit peut-être ceci : quand on dit Je suis, ce qu’on dit aussi, c’est que je suis un chemin, une route ou quelqu’un. Or, ce quelqu’un, c’est peut-être soi. Ici, dans ce cas, soi suit soi qui suit soi qui suit soi qui suit soi : bref, c’est moi. C’est pour cela et en cela que soi est et que je suis, et que soi est ce que je suis : je suis ce que je suis, c’est à dire soi, c’est à dire moi – cela dit, en plus de l’ambiguïté entre « être » et « suivre », il y a peut-être aussi de très grandes différences entre soi, moi et je (sans compter « meo », « ego » et « bibi »).

Qu’elle s’effectue sur les deux roues d’un vélo ou pas, cette reproduction à l’infini de soi (et du monde autour de soi) peut aussi être refusée mais alors (voir J.R., p. 52) comment « [débarrasser son corps] du jeje » ? Dans cette affaire, face à ce problème, l’auteur a un statut spécial : l’œuvre avance, l’œuvre œuvre, le train ne traîne pas. L’œuvre est un double du corps. Et ce corps vit sa vie de corps. Cela se passe ailleurs. Il n’est pas possible d’en parler.

Le refus de durer se dira autrement dans L’Origine rouge (p. 62) où la notion d’«adhésion » est mise en avant : si Panthée et L’Anthropoclaste adhèrent à peu près à tout (à la « vivification de la vie », à « l’ominisation humaine de toutes mes forces post et périhumaines », à l’adhésion  d’autrui; aux « autos Mercier », au « boulevard Lutreau », au « sujet-verbe-complément », aux « stations » et aux « trous pariétaux »), on peut aussi vouloir cesser de coller à la vie et choisir donc de « refuser l’adhésion »  ou, comme L’Anthropoclaste, « avoir mal à l’adhésion » (fût-ce celle d’autrui) mais continuer quand même à adhérer à tout et malgré tout.

Pourtant ce n’est pas vraiment cela, ce refus, cette difficulté, que l’on explore dans L’Opérette imaginaire, L’Origine rouge, La Scène et L’Acte inconnu (on l’a fait avant, dans Je suis et Vous qui habitez le temps ou parfois dans les pièces du début) : ici, on veut montrer le « tourbillon du jeje » et le vertige qui va avec. Ce qui se passe (pour se situer sur un autre plan), c’est que dans son œuvre et son parcours personnel, Novarina semble aller vers toujours plus de joie : il dit oui à la vie, au théâtre, à l’écriture, à la peinture (le pendant logique de tout ceci étant bien sûr de crier « Mort à la mort ! ») même s’il n’adhère pas plus qu’avant aux réifiées-déifiées «  langues de buis » des Machines à dire voici et autres discours creux des nouveaux Boucot au pouvoir (mais cela relève d’une approche plus politique que nous étudierons plus tard). L’adhésion à la vie est donc quasi-totale et cela se chante et se dit comiquement comme dans le blason amoureux de L’Opérette imaginaire (aux pages 119-120-121).

Autre variation, puisée dans La Scène (p. 45) : ce qui « nous engendre », c’est la « perpétuité du monde » : « le réel nous fabrique ». Cela s’apparente à un travail qu’il faut faire « une heure par jour » : c’est le travail sur soi et qui ne vient que de soi qui est désigné là (il est même surprenant qu’une heure suffise) mais cet effort doit s’effectuer gaiement et, pour nous le signifier, Novarina ira jusqu’à revisiter « La meilleur’ façon d’marcher / C’est de mettre un pied d’vant l’autre / Et d’recommencer » pour en faire « Revivre revivre, rerespirer / C’est la meilleure façon / D’pas trépasser » (O.I., p. 42), marche et vie étant novarinennement synonymes (« Je marche donc je suis » dira ailleurs l’auteur).

Dans L’Acte inconnu, ce seront de nouvelles variations comiques : la duplication de soi par soi est présentée comme une action se réalisant à son insu mais qu’il faudrait pouvoir éviter : n’en finissant pas de « [dupliquer] chaque matin devant [son] miroir la figure de l’homme et empiré cette action par la récidive », Jean Léopode (p. 91) se voit d’ailleurs sanctionné, ce qu’on pourra trouver injuste car il n’y est pour rien – pourtant : est-ce si sûr ? C’est ce que suggère peut-être l’auteur…

A la page 35, c’est par les « trous du visage » (ces trous correspondant sans doute à des sens : ouie, goût, vue) que l’on se reproduit. A la page 116, « l’apparition de ma tête qui [pousse] le son ut » semble devoir se redire à l’infini : c’est la condition humaine. Ici, la vie doit venir « de temps à autre » (en fait : à chaque respiration) pour « nous donner raison » – sinon, c’est bien simple : « nous disparaîtrions de la terre » (p. 139). Précisons : c’est tout le temps que la vie nous empêche de disparaître – et il est donc bizarre que l’auteur choisisse d’utiliser l’expression « de temps à autre ». Quant à la « contrebasse qui joue ut à perpétuité », c’est sans doute le corps.

Ici pourtant, nous n’évoquons pas assez le passé. Or, s’il y a une joie de la marche(/course/fuite) en avant, il y a aussi une joie encore opérante de ce passé non encore passé qui nous fait être ce que nous sommes. Derrida l’a dit : le phénomène vient du passé, le phénomène est un spectre et Novarina, après Shakespeare, donne une brillante illustration théâtrale de cette théorie sur la scène de L’Acte inconnu, son approche s’apparentant aussi à celle d’un "chamane chrétien".