3.2. Uniez les séparés !

Quant aux « lumières de ténébrité » (D.V., p. 235), s’opposant (ou pas) à la « ténèbre de lumière » mentionnée dans Le Discours aux animaux (p. 98), elles sont comme une réponse, un écho à « l’obscure clarté qui tombe des étoiles » de Racine voire aux « hosties noires » de Senghor. De même, habitués que nous sommes au Mont Blanc, le « Mont Noir » du Drame de la vie (p. 265) pourra nous surprendre. La surprise sera également au rendez-vous lorsqu’il sera question du « vagin de l’homme » (D.A., p. 223), et devant des phrases telles que « Mon nom est l’Homme Salique, je suis la femme de Landrée Femnique. » (D.A., p.197).

Dans Le Drame de la vie, outre le « savant ignorant » (p. 281), on croisera un « cadavre vivant » (p. 45), « Le Moribond Vivaribond » (p. 207) et on évoquera la « Tombe du Salut » (p. 161). Quant à l’homme « à qui l’on troue le front  », il s’exclame paradoxalement : « nous vivons une époque formidable » (p. 267). De même, si l’on connaissait déjà les poissons volants et les plantes carnivores, on verra passer dans le ciel du Drame de la vie des « oiseaux végétaux » (p. 116), animaux imaginaires évoquant un peu l’univers onirique d’un ouvrage de science fiction – la contradiction se retrouve encore dans « Fermez la porte ouverte » (p. 236) et dans « Ecoutez le silence qu’ils font, ceux qui hurlent de déraison » (p. 67). De même, quoique sans tête, le porc de la page 18 parlera de sa pensée (peut-être par ventriloquie). Enfin, on lancera « Entrons sortons ! » (D.V., p. 273), ce qui rappelle l’absurde mot composé « avance-recule » (p. 227), singulier verbe double annonçant les mouvements contradictoires décrits dans La Chair de l’homme – de même, on trouvera dans Le Jardin de reconnaissance (p. 46) une « porte fermée ouverte », expression novariniennement taoïste et s’opposant à l’idée trop répandue selon laquelle une porte doit être ouverte ou fermée.

Dans Vous qui habitez le temps, on parlera de « verbigérations mutiques » (p. 45) par opposition aux « extrêmes loquacités » ; on « [blasphémera] par les louanges » (p. 93) et on se vantera d’être « le seul à penser comme tout le monde » (p. 52). Dans Je suis, on fera le désolant constat qu’il nous reste « de plus en plus moins de temps » (p. 60). Dans L’Opérette imaginaire, tandis qu’un « porc brame » à la page 179 et qu’un dénommé Modeste « se vante » à la page 147, on commettra des « Crimes altruistes » ; de fait, on pourra ici parler de crimes altruistes en ce qu’ils « arrangeraient » notre prochain puisqu’il semblerait qu’il y ait une véritable « Joie d’être mort » (p. 86). Pourtant, au journal, on annonce qu’un « enfant mort-né a porté plainte » (p. 31) ; bref la « Joie d’être mort » ne concerne pas tous les morts, chacun ayant sa façon de la vivre.

De façon tout aussi inattendue, on situera « Clermont-Ferrand Sud dans l’Ariège » (O.I., p. 74) et on « [s’esclaffe] à chaudes larmes » (O.I., p. 30). On parle encore de « répulsion amicale », de « dégoût prodigieusement intéressé » (O.I., p. 71) et d’une mystérieuse chanson « chantée bouche-cousue » (O.I., p. 60) : c’est un air paradoxal « qui s’entend mieux quand on l’chante pas » (O.I., p. 61) à l’image d’un silence éloquent. De même, si la « lumière nuit », la nuit, elle, brille par son absence de clarté, absence-opacité ne prouvant pourtant pas qu’il n’y ait rien à voir (cela, le jour nous le dira) ; bref, si la « lumière nuit », la nuit lumière – « et ça fait du bien de le dire » pourrait-on ajouter en reprenant une phrase de l’auteur.

Dans L’Origine rouge, il y a des « Cailloux Ignaux » (p. 120) et on sera encouragé à « [boire] l’eau qui donne soif » (p. 59) ; dans L’Opérette imaginaire (p. 38), ce n’était pas mieux, où il nous était conseillé d’«[acheter] Moisi ». Autre conseil paradoxal (O.R., p. 127) : « Ce qui est perdu : – prends-le ! ». Dans La Scène, il y aura une « Cérémonie des Crimes altruistes » (p. 84), qui officialise encore cette forme admise d’euthanasie et on célèbrera par ailleurs le « prix Nobel de la guerre froide » (p. 74). Dans L’Acte inconnu, notons enfin « suicide serein » (p. 14), « intellectuel organique » (p. 65) et « vide rationnel » (p. 56). De même (p. 103), si « l’amour est un grand maître », nous ne le savions pas « géomètre », terme technique semblant faire fi de la dimension éventuellement passionnée du sentiment en question.

Avec tous ces oxymores, on frôle la folie et avouons-le, fût-ce hors-sujet : c’est peut-être l’aspect le plus difficile à étudier (le plus troublant et le plus dérangeant) de l’œuvre de Valère Novarina. Cela dit, il s’inspire peut-être ici d’une tradition très ancienne qu’on peut faire remonter à Lao Tseu et/ou à Héraclite (il y aurait donc aussi une manière philosophique d’aborder le thème en question). Evoquant le philosophe grec (qu’elle cite à la page 88 du livre en question : « Le Dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, abondance et famine ; il se transforme comme le feu ») à propos de la poésie de Jean Tardieu, Lydie Parisse (dans son ouvrage  La « parole trouée». Becket, Tardieu, Novarina 74 ) insiste sur la volonté tardivienne de saisir ce point « où les contraires cessent d’être perçus contradictoirement », citant ici le Breton du premier Manifeste du surréalisme. Cela s’applique encore à Beckett (« hanté par Héraclite » dit-elle à la page 14 de son étude) mais il nous semble que cela pourrait aussi s’appliquer à Valère Novarina, l’approche de ce dernier étant peut-être plus clairement mystique comme nous l’explique Christine Ramat dans sa Comédie du verbe 75:

La contradiction est au fondement du paradoxe de la croix, que V. Novarina rappelle par le Credo quia absurdum de Tertullien, indispensable à la double nature du Christ à la fois Dieu et homme.
Le modèle de la croix emblématise la logique paradoxale […].

Après un développement concernant la démarche apophatique et la prédilection de certains mystiques pour la figure de style en question, elle explique que, très logiquement, « [l’] usage de l’oxymore est au centre de la pensée conceptuelle de V. Novarina ».

Notes
74.

Lydie Parisse, La"parole trouée".Beckett , Tardieu , Novarina, op. cit., p. 78.

75.

Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe, op. cit., pp. 268-269.