Moins strictement ramassées que des oxymores, on recense également des phrases et expressions où le paradoxe n’est pas absent : « minimes vétérants sport » (J.S., p. 38), « Une fleur […] avec une tige en béton » (V. Q., p. 80), « les six boulevards perpendiculaires parallèles » (V. Q., p. 58) ou « Ce que tu ne possèdes pas, donne-le » (P.M., p. 119). Après ces quelques exemples donnés en vrac, procédons chronologiquement en commençant par L’Atelier volant , avec des phrases non moins étranges telles que « Silence, et vite ! » (p. 27) ou « Taisez-vous, pauvre nombril !» (p. 118), le « pauvre nombril » annonçant peut-être le « triste pignouf » des pièces qui vont suivre. Dans « Ils picorent comme des loups » (p. 21), on confond basse-cour et bêtes sauvages pendant que dans « Tous mes objets viennent boire » (p. 24), c’est l’inanimé que l’on animalise. Dans le rythmé « Assez gravité, l’ennemi exagère » (p. 121), on s’accuse sans doute de tourner autour du pot et/ou de trop réfléchir avant d’agir. Une expression comme « Je rêve de mener une vie affective » (p. 95) semble indiquer que la misère évoquée dans L’Atelier volant n’est pas seulement économique (on est perdu, on ne sait plus à quel sein se vouer et on se raccroche à Boucot, qui bien sûr en profite). Quant au « verre de mousse » (p. 120) qui se présente comme une solution possible mais momentanée et illusoire à tout ce malheur, ce n’est peut-être pas un oxymore (« verre en mousse » en serait un) mais plutôt une métonymie somme toute assez classique, la surface mousseuse d’un demi représentant à elle seule le verre de bière.
Dans Le Babil des classes dangereuses, on se dit qu’on évolue vraiment dans un monde de fous : « Avez-vous lu ce livre étrange sur la jeunesse de Molière ? La vie de Manuel Kant est racontée en détail. » (p. 228). Ici, comme ce n’est même pas d’Emmanuel Kant qu’on parle, le doute pourrait presque s’installer : et si c’était ce Manuel Kant qui avait écrit les pièces de Molière ? Dans Le Discours aux animaux, ce qu’on « oint », c’est un « groin » (p. 68) ; certes, cela rime – mais, malgré tout, pas à grand chose. Pourtant, l’intention est sans doute iconoclaste car de même qu’on ne baptise pas un cochon, on ne oint pas son groin (c’est comme « manger du jambon pendant la messe » : cela ne se fait pas). Exemple moins spectaculaire : le paradoxe relatif de Jeannot (repris à la page 39 de L’Animal du temps) qui se présente comme le « fils unique » de son père : « Quoiqu’en famille nous fûmes onze enfants » précise-t-il – le père s’étant peut-être remarié, il s’agirait alors d’une famille recomposée : bref ici, comme pour « La lumière nuit » où même « La mort n’est pas vraie », le paradoxe peut aussi s’expliquer par une fausse première impression.
Au fond, le paradoxe peut n’être qu’une illusion de paradoxe (cette dimension est de fait travaillée par l’auteur, toujours cherchant à aller voir de l’autre côté des phrases), ce qui pourrait presque nous faire novariniennement poser : "Le paradoxe n’est pas vrai", "Le paradoxe n’existe pas" ou "Il n’y a pas de paradoxes". Dans « La parole visible »76, Jean-Luc Steinmetz remarque à son tour :
‘La première fois où parle Jean Terrier, il exprime une phrase qui, tout en étant logique grammaticalement, est impossible sous le jour du sens ; « Ma mère n’a pas eu d’enfant ». Phrase de l’aliénation mentale, correcte dans ses composants syntaxiques, inviable cependant pour qui la profère. Elle présente le genre d’absurde que l’on trouve dans ce théâtre. ’L’onomastique sera également concernée par l’absurde et les rapprochements improbables comme dans « Le Gendarme médicament » (D.V., p. 255), « Monsieur Tiroir » (S., p. 20) ou encore « Docteur Panier », etc. Quant au « Serpent Mulot » du Drame de la vie (p. 64), ce n’est pas tout à fait un oxymore mais peut-être un monstre hybride, une sorte de rat long ayant le bras long ou de serpent à face de rat avec des oreilles de Mickey. Encore une fois (mea culpa), nous n’avons pu nous empêcher, à partir de ce « Serpent Mulot », de proposer notre petit délire personnel, mais cela est dû aussi à la stimulation imaginaire que l’on peut ressentir devant une telle association de mots (et d’animaux) tout à la fois bizarre et inquiétante. Car c’est peut-être cela, une sorte de peur diffuse, qui peut expliquer le désir interprétatif (Le rire, lui-même, Bergson le disait, a tendance à faire peur) : en somme, peut-être cherche-t-on à se rassurer en proposant des interprétations ?
En somme, la folie n’est pas loin, s’expliquant peut-être par un traumatisme lié à l’enfance : « Il dit que son père chia un cristal et qu’il est sourd d’avoir vu ça » (D.A., p. 128). Bref, les incohérences continuent dans des pièces plus récentes, absurde et paradoxe régnant en maîtres incontestés : « Il pleut partout, grand soleil sec par ailleurs » (O.R., p. 13), « baisse partout ailleurs à la hausse » (S., p. 23), « faire quadrature pour former cercle » (A.I., p. 110), etc., etc.
Jean-Luc Steimetz, « La parole visible », La voix de Valère Novarina, op. cit, p. 39.