3.5. Celui qui dompta Dada

3.5.1. Des images surréalistes en diable

Certaines formulations associeront, par la comparaison – un peu comme dans le fameux « Tu es belle comme un comité de gestion » –, des termes plus ou moins antagonistes : « avoir l’esprit comme la moutarde à cataplasme. Des idées autant qu’un maillet » (F., p. 584). Sans être à proprement parler antagonistes, des termes très différents ou appartenant à des registres de langue non poreux d’habitude feront, associés, l’objet d’expressions nouvelles et souvent très curieuses ; c’est ainsi que « commettre » s’appliquera aux « enfants pariétaux » et qu’on trouvera mille autres exemples de ce type de formulations…

Pêle-mêle et outre les « yeux ébouriffés », on recense encore des « miettes de chair », des « chatons de cervelle » et autres « chansons cervicales » ainsi que des expressions vraiment étranges comme « L’action pleut » (J.R., p. 72), « Hurlez drapeaux » (O.I., p. 315), « un gros tumulus d’alibi » (J.S., p. 91), « Bigresse de vie » (J.S., p. 192) « Eteignez tous les témoins » (J.S., p. 27), etc. Dans L’Acte inconnu, cela fourmille littéralement avec notamment « Orifices Mentaux » (p. 9), « trous catastrophiques » (p. 57), « fruits calciques » (p. 120), « chien physique » (p. 45), « eau négative » (p. 113), « poudre de silence » (p. 46), « orties silencieuses » (p. 47), « âme en chiffon » (p. 136), « âme […] parlante et souvenante » (p. 136), « boisson mutique » (p. 123), « hêtraies de falbalas » (p. 121) ou encore « pyjama d’linceul » (p. 14) mais il faut bien préciser que dès L’Atelier volant, ce surréalisme novarinien était omniprésent. On y évoquait par exemple une « fricassée de dollars » (p. 251), une « soupe de papier » (p. 108) et un « couteau de carton » (p. 83) ou bien alors on tombait sur une expression absurde et farfelue comme «  tondre un bol sans qu’il se plaigne » (p. 62), etc. De même, à la fin de la pièce (p. 150), Madame Bouche tiendra un discours digne de figurer dans une anthologie du surréalisme :

‘On dirait une reine marchant sur des grenouilles ou bien la reine des grenouilles parcourant un tapis de poulets, deux roues en train d’apprendre à vivre à une ornière ou l’Avarice passant dans un ciel de canard !’

L’amour fou préconisé par Breton pourra aussi s’exprimer de façon surréaliste chez Novarina : « Les trous des drapeaux méditants s’exaltent dans notre avenue : moi j’ai ta chevelure nue pour y noyer mes yeux contents ! » (O.R., p. 68). Autre paradigme reconduit : le meurtre arbitraire en tant que modalité possible de l’approche surréaliste (cf. métaphore du révolver et des passants qu’on assassine dans la rue) ; ainsi, dans La Scène, on aura (p. 143) : « C’est une action que je dois faire – puis traverser. Par exemple vous tuer avec l’aide de ce couteau pendant que vous ne prononcez aucun mot pour crier à l’aide ». Bunuel n’est pas loin mais, malgré tout, cela reste beaucoup plus novarinien que typiquement surréaliste : « Voici mon corps qui m’approche : il forme une boucle hors de toute logique. Je n’ai pas coutume de crier pour rien » (S., p. 143). A la page 123 de L’Espace furieux, la notion de crime est sadiennement (et l’on sait que Sade était considéré par Breton comme l’un des grands précurseurs du surréalisme) rapproché de la notion d’amour : « Chaque fois que j’entendais parler le crime, j’entendais parler d’amour» (mais Sade aurait sans doute dit exactement le contraire). En fait, c’est plus dans la structure par nappes, vagues, niveaux différents et alternance rapide de scènes que se ressemblent les deux auteurs, tout deux « logothètes » s’il faut en croire Marion Chénetier77.

Aux pages 135-136-137-138-139-140-141-142 de La Scène, on tombe même sur une véritable machine à associer surréalistement des choses différentes : à partir d’une entame en « La machine à […] », on aura en effet « La machine à boire la soupe prospecte l’univers », « La machine à sortir des sentiers battus déguste de la crème », « La machine à esquiver le récit fond en larmes », « La machine à rater tout crie au feu » ; mais les multiples allusions à La Bible restent des rails très novariniens : « La machine à danser sur place paraphrase l’Evangile », « La machine à frôler le vide rompt le pain » (et on pourrait presque considérer que « La machine à lécher le fond des plats en regardant dans l’assiette de l’autre s’écarte de la voie droite » correspond à un onzième commandement s’appliquant à ce qu’on pourrait novariniennement appeler la convoitise-gourmandise). Ce côté machinal rappelle aussi certaines métaphores typiquement chandlériennes, ou celles d’un suiveur de talent comme Alain Gerber (cf. « ça lui irait comme des bretelles à un Pélican», « ça lui va comme une salopette à un crapaud », etc.). Autre machine surréaliste (expression peut-être oxymorique), cette structure à peu près fixe (« La tête de l’homme est une […] qui tient pas droit dans une […] qui […] ») que l’on trouve dans Je suis (p. 169)  :

‘La tête de l’homme est la tête de l’homme ; la tête de l’homme est une cuiller qui tient pas droit dans une soupe où bourdonne aucune mouche ; la tête de l’homme est une valise qui tient pas droit dans une poubelle qui ronchonne ; la tête de l’homme est une abeille qui tient rien ; la tête de l’homme est une serviette qui tient rien dans une mouche qui dépasse ; la tête de l’homme est un pied qui chante faux ; la tête de l’homme est une valise qui tient pas droit dans une poubelle qui ronchonne ; la tête de l’homme est une abeille qui tient pas droit dans une ambulance qui bourdonne ; la tête de l’homme est une serviette qui tient pas pas droit dans une voiture qui dépasse ; la tête de l’homme tient pas droit dans un tiroir rouge.’

Il y a peut-être un peu d’Oulipo là-dessous (rigidité du dispositif, mots semblant permuter comme à l’intérieur d’une amusante sextine : « mouche », « abeille », « poubelle », « serviette », « ronchonne », « bourdonne ») mais l’approche est quand même très différente. Bref, ce n’est pas tout à fait surréaliste – ni tout à fait oulipien ; en somme : c’est novarinien, ne serait-ce qu’à cause du rythme, des effets répétitifs qui aident au rythme, de l’incipit, de la pointe et des phrases courtes (« la tête de l’homme est une abeille qui tient rien », « la tête de l’homme est un pied qui chante faux ») qui se détachent du reste en refusant en partie le moule et en sortant du jeu.

Ailleurs, des couleurs s’appliqueront surréalistement à des choses bizarres : si Eluard nous enseigne que la terre est bleue comme une orange, on parlera ici de « soupirs violets » (D.A., p. 80) et de « soupe à poils jaunes » (V.Q., p. 92) ; à la page 66 du Jardin de reconnaissance, on évoquera même un « petit garçon de 11 ans [vérifiant] être à poil rouge ». Quant à la « bicyclette blonde » (O.R., p. 20), elle ne peut que nous rappeler, par sa pilosité saugrenue (même si le blond peut aussi s’appliquer au blé, à la bière et au soleil) le « revolver à cheveux blancs » de Breton et le « cœur chevelu » d’Artaud, sur lequel le « petit Poète perdu [quittant] sa position céleste » serre une « idée d’outre-terre » dans L’Ombilic des Limbes. Autres jeux sur les couleurs (in A.I.) : la « prairie repeinte en rouge feu » de la page 124 et surtout, page 112 : « Mes sentiments passent du rouge au bleu […] virent au noir sombre puis redeviennent bleu vif ; mes bras sont en verre ; mes pensées sont en bois – et je vais vers vous. »

Notes
77.

Marion Chénetier, « L’architecture du souffle », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 76.