4. Mots-sphinx et périphrases floues

4.1. Une langue à usage interne

‘Des inventions et désappropriations linguistiques comme celles de Novarina - faisant voler en éclat le flux quotidien du langage à tous les niveaux du discours : phonétique, orthographique, lexical, grammatical et narratif - n’ont pas été réalisés sans tenir compte de la psychopathologie du langage. Ces exemples de déformation et de création linguistiques constituent-ils de simples idiolalies ou idioglossies (c’est à dire une déformation si extrême de la prononciation que la personne semble parler dans une langue qui lui est propre) ou s’agit-il de la création d’idiolectes proches d’un langage privé ? La meilleure explication se trouverait peut-être dans la notion, définie par Michel Thévoz, de « mots-sphinx » qui indique des mots tout à la fois mystérieux, impossibles à interpréter et hermétiques. C’est là précisément que le lecteur, doit cesser de chercher à comprendre le texte pour pouvoir le lire et l’entendre. ’

C’est Allen S. Weiss qui s’exprime ainsi dans un article intitulé « La Parole éclatée » 81 – et nous irons dans son sens. Certaines expressions nous semblent en effet receler un sens caché mais l’on se prend à penser que c’est peut-être aussi parce que l’auteur parle de quelque chose qu’il est le seul à comprendre, comme un sous-texte hyper-intime, connu donc de lui-seul et qui, à la façon d’un décodeur, pourrait nous fournir toutes les clefs, une traduction en somme que l’auteur conserverait précieusement, jalousement, par devers lui et qui, si elle divulguée, expliquerait tout de façon lumineuse.

Finalement, notre auteur procède dans ses pièces comme Jean-Luc Godard dans ses interviews et il nous paraît pertinent d’établir un parallèle entre les deux artistes qui, de fait, se ressemblent, se connaissent et s’apprécient : dans ses ambitieuses et déroutantes Histoires du cinéma, Godard fait même un clin d’œil au dramaturge puisqu’à un moment donné (et on sait l’importance ici accordée à la bande-son), on entend la voix d’André Marcon disant du Novarina. Dans ses interviews (radiophoniques, télévisées) et ses légendaires conférences de presse (au Festival de Cannes, notamment), Godard nous entretient en effet de sa conception toute personnelle du cinéma (cf. histoire, techniques, importance du son, du choix de la caméra, rapport à la « machine à dire Voici », etc.) mais sans jamais faire du bête didactisme scolaire (ce qui équivaudrait à s’arrêter après chaque phrase pour expliquer ce qu’elle signifie pour lui) et en n’ayant cure d’être compris – qui est souvent très drôle. Ainsi, quand il dit laconiquement « Sony veut pas écouter les bébés », la formulation, par son côté abrupt et catégorique, est assez drôle - mais qu’est-ce que cela pourrait bien vouloir dire ?

Dans ce type d’interview comico-hermétique (voire comicopaque), faites un effort ! et Essayez de vous intéresser autrement au cinéma ! constituent peut-être en partie le message du réalisateur . Or, il se peut qu’il y ait de cela chez Novarina, son discours implicite étant plutôt : la parole n’est pas celle que vous croyez ; vous croyez parler mais vous ne dites rien : vous n’êtes pour rien dans le corps, et pour rien dans la parole – pourtant, précisons que Novarina est peut-être devant son propre travail dans la même situation que nous proposant une thèse sur lui, c’est à dire n’y comprenant strictement rien : on ne peut, ici, qu’émettre des hypothèses (et puis surfer dessus) quant à la signification véritable des expressions en question, toutes plus sybillines les unes que les autres.

Notes
81.

Allen S. Weiss, « La parole éclatée », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 190.