4.3.4. Les chemises de passion

A la page 96 de Pendant la matière, l’art pictural est assimilé à l’acte de « frapper sur le mur pour entendre », ce qui semble sous-entendre une certaine violence au niveau des techniques picturales utilisées par l’artiste. Le théâtre, lui, se dira « fête d’action et de représentation » (et la télévision : « Machine à dire Voici »). Et notons pêle-mêle d’autres périphrases :

« vocabulon canin » (D.V., p. 150) = manière dont s’expriment les chiens (regards, aboiements, mouvements, comportement).
« une grosse pipelarde de conduite pétroline (D.V., p. 227) = pipe-line.
« A la tombée nocturne (D.V., p. 150) = la nuit tombée.
« voler à la nage au secours d’Alexis » (D.V., p. 163) = nager tellement vite qu’on semble voler ou être en nage parce qu’ on vole au secours d’Alexis. 
« jeune chapiteau qui avait tout vu » (D.V., p. 243) = un jeune chien fou qui n’avait rien sous le chapeau(/chapiteau) mais qui croyait avoir tout vu. 
« [aller] en cerveau » (J.R., p. 32) = se retirer en soi-même ou se téléporter par l’esprit.

Pour les « viandes qui urgent » (D.V., p. 224) et le « matricule blond » (D.V., p. 224), on abdique – et puis vouloir toujours tout interpréter n’est pas forcément la chose à faire, sauf si cela relève d’un jeu ; or, c’est ainsi que nous procédons (mais parfois, avouons-le, le jeu est vraiment trop compliqué). Nonobstant, les mots utilisés ne sont pas forcément compliqués : ce qui complique tout, c’est la manière de les associer comme dans une « pluie de choses pénitentiaires » (D.V., p. 178) : serait-ce à dire qu’il pleut des barreaux de prison ? Cela nous changerait des hallebardes et autres vaches qui pissent… Il y a aussi la métaphore rabelaisienne (in D.V.) de l’éléphant dans un magasin qui veut « tout renverser en pétant dans les porcelaines ». Décrétons enfin, cela tout à fait arbitrairement, que « même(s) mêmerie(s) » (O.I., p. 96, p. 104 et p. 134) est une périphrase pour tautologie, « danse sans danse » (J.S., p. 103) désignant la pensée.

Ici, un cas particulier est encore à noter : celui d’une phrase incompréhensible mais dont le sens nous est expliqué juste après : c’est « chez Snecpif […] je gagna tout juste mécob-terzi-loufi, en aâargent très ‘oua-oua’ » (J.S., p. 108) qui signifie « gagner cent francs pour moi chez la firme Ici-bas », traduction simultanée et indiquée sur la même page. Pour la phrase et l’expression qui suivent, nos « définitions » sont peut-être encore plus hasardeuses que les précédentes :

« Ils quittent leur chemises de passion et mettent les pantalons à action » (O.R., p. 173) = ils quittent leur souffrance (voire leur deuil) pour aller vers la vie, l’action
« mâcherie jambique » (J.R., p. 12) = se livrer au pêché de cannibalisme en mâchant une jambe.

Par parenthèse, rappelons que notre travail se voudrait surtout début de débat : ici, rien de définitif, nos propositions étant  toutes très discutables. Cela dit, on en conviendra, les formules étudiées ont bien un peu l’air d’être des périphrases ; pourtant, ici encore, est-ce si sûr ? Philippe Sollers semble l’avoir sous-entendu dans sa Préface en évoquant la question spatiale du Drame de la vie (nous faisons allusion à l’édition de l’œuvre publiée en Poésie/Gallimard) : où se joue-t-il, ce Drame ? Comment être sûr de quoi que ce soit ?

Très logiquement, des figures de style comme l’euphémisme, la métonymie et l’ironie de façon générale ne figurent pratiquement pas dans notre étude rhétorique et cela nous paraît très révélateur ; c’est qu’elles impliquent un sous texte auquel nous n’avons pas accès et dont ne savons même pas s’il existe – car enfin, quel est le sens caché de certaines expressions ? Soit Novarina "crachera le morceau" (comme on dit en argot) soit il ne dira rien et ce sera du pain pour un siècle entier de thèses de doctorat, pourrait-on dire en parodiant Céline. Plus sérieusement, nous avons la conviction que Valère Novarina est un traversé complet et qu’il dit vrai quand il prétend ne pas comprendre ce qu’il écrit : pas d’intentions chez lui – et c’est très bien ainsi.

De façon malgré tout plus claire, il est fait, nous semble-t-il, de nombreuses allusions à la Bible à travers un certain type de périphrases ; ainsi, le Fils de l’Homme semble défini de la sorte : « Celui qui a suspendu les airs sur la terre et les eaux, / Pend au gibet. / Celui qui fixa les étoiles au ciel : le voilà fixe ! » (O.R., p. 148). Dans cet exemple, on semble percevoir la dualité entre le divin (cf. « airs », « terre », « eaux », « étoiles ») et l’humain (« pend », « gibet », « le voilà fixe ! »), ce qui, malgré un côté iconoclaste et une dérision toute relative, respecte en partie l’esprit des Evangiles. Cette dualité se retrouve dans cette question du Jardin de reconnaissance : « Celui qui nous mange à grande vitesse, oui ou non, est-ce le même que celui qui saigne et qui pardonne »? (p. 56). Ailleurs, dans L’Origine rouge (p. 128), le Christ sera présenté comme « Cui qui mit l’chapeau d’épines » – enfin dans Devant la parole (p. 106), il se peut que les « mangeurs de l’agneau » soient les apôtres voire les hommes en général.