5. Novarina, celui qui verbe

5.1. Marcassons !

Verberie ? Verbage ? Verbation ? Comment nommer cette figure ? Dans « L’impératif nominatoire »85 de Jean-Luc Steinmetz, il est encore question, nous semble-t-il, d’ une autre possibilité (mais peut-être s’agit-il de tout autre chose ?) à travers ce « frayage d’"ego" qui n’atteint jamais son "sum", qui connaît trop la distance incontractable entre le moi et le verbe » : l’on « choisit alors la verbation (d’aucuns disent la verbigération) non pour "être" mais pour "agir", dans ce stade d’action exemplaire qu’est le théâtre qui fait surgir »

Sans chercher à expliquer pour l’instant la raison (s’il y en a une) de son utilisation, le procédé en question consiste à former des verbes à partir de noms communs, d’adjectifs ou même de verbes déjà existants mais utilisés de façon incorrecte et anormale (comme lutter par exemple). En fait, on sait que Novarina n’est pas vraiment un précurseur (sauf, peut-être au niveau des mots qu’il choisit pour verber), le procédé ayant été notamment utilisé par le poète Pichette qui s’en fit même une sorte de spécialité – on trouve encore un « s’ivrogner » dans une nouvelle de Maupassant, mais le verbe existait peut-être à l’époque.

Sans être des périphrases, qui sont la plupart du temps des sortes de métaphores développées, les verberies semblent permettre de remplacer un ou plusieurs mots ; c’est le cas d’» hommer » qui signifie tout simplement vivre, quand on est un homme. Enfin, pour parler en termes novariniens du vieux clivage homme/femme, on pourrait dire qu’Adam homme et qu’Eve femme mais ce serait sans compter les exceptions et les transfuges car, comme il est dit dans L’Origine rouge (p. 171), il peut y avoir des « hommes qui homment la femme » et des « hommes qui femment l’homme » (O.R., p. 171).

Dès La Lutte des morts, on trouve des verberies formées à partir de noms communs : « marcassin » donne « Marcassons ! » (p. 522), « moribond » donne « moriber » (p. 375), « barbaque » donne « barbaquier » (p. 481) et « sobriquet » donne « sobriquer » (p. 378). On pourra aussi partir d’adjectifs : « affreux » (affres n’étant pas loin) donne « affrer » dans « puni d’avoir affré » (L.M., p. 510), ou encore «  urgent » donne « urger » (L.M. ; p. 521) qu’on connaissait certes déjà dans l’expression familière « ça urge ! » mais qu’on utilise ici dans « Urge ton couplet » (L.M., p. 521). Notons enfin le cas très particulier de verbes-valise où l’animalité (cf. corbeau, tapir, lapin, éléphant) semble présente de façon plus ou moins indirecte : « [se] tapir » + « laper »(/lapeur/lapin) = « lapir » (L.M., p. 337 et p. 452) et « corbac » + « cornaquer » = « Corbaquez-les ! » (L.M., p. 454). Devant « concluder », utilisé dans « concluder la figure » (L.M., p. 422), on est, comme souvent, interloqué mais supposons que l’auteur part d’une conjugaison incorrecte du verbe conclure (ici plus ou moins mélangé à clouer ou, plus novariniennement, à « cloudre »).

Autres fautes à l’origine d’un verbage : celles qui se rencontrent dans des didascalies comme « Sapor lutte Frégoli » (L.M., p. 351), « lutte » remplaçant sans doute « se bat contre » pendant que « crimer » remplace « tuer » ; par ces verberies, l’auteur annonçait un peu le populaire « victimer » qui entrera peut-être un jour dans le dictionnaire.

Dans un même ordre d’idée et pour passer au Babil des classes dangereuses, le verbe incorrect « s’occider » (p. 294), utilisé comme « s’occire » (même s’il ressemble aussi un peu à « s’oxyder » et à « occident »), pourrait équivaloir à « s’autoccire », c’est à dire « s’auto-occire » (voire « s’autoccire »), se suicider. Dans Le Babil des classes dangereuses, le jeu continue donc : avec « absconser » (p. 178) formé à partir de l’adjectif « abscons » et « fossoyer » (p. 180), qui vient de « fossoyeur » – on le voit : l’humour noir est, comme toujours, omniprésent et les « verbes verbés » en portent la marque. Par ailleurs, on se servira de l’apocope pour réduire « borborythmes » et en faire un verbe conjugué au passé simple avec l’évocation d’un « pochard assoupi » qui « borbora  quelques termes » (p. 285). Notons au passage que ce type de verbes inventés revient très souvent dans la littérature d’un San Antonio et il ne faudrait pas s’étonner d’en trouver de similaires chez V.N. car ici l’intention est la même : amuser, surprendre, intriguer et bousculer la « Seule à Cédille » (pour l’empêcher de s’appauvrir et/ou de devenir bêcheuse et guindée). Enfin, le procédé concernera aussi un sens comme l’ouie dans « oreillir » (B.C.D., p. 209).

L’apocope pourra aider à la verberie : c’est le cas dans « vitupent » qui tronque « vitupèrent » (D.A., p. 155) – mais aussi dans « labire » (L.M. ; p. 364) qui, phonétiquement, tronque peut-être « labyrinthe ». Autre cas d’apocope : « Mensure ta splendide existence » (D.A., p. 272), « Mensure » venant sans doute de « mensuration » - idem pour « en lui lumine l’esprit » (D.A., p. 292), qui vient peut-être de « luminaire » ou d’ » illumination ». Pour « que la lumière dive » (D.A., p. 176), on a fait un verbe du vieilli "dive" (cf. « Dive Bouteille ») pour rapprocher novariniennement « lumière » et  Dieu. Dans Le Discours aux animaux, on croise encore « boulevardez-moi » (p. 253), « révolver » (p. 25) et « sommer » (C.H., p. 72), qui permet de dire plus vite « faire un somme » – quant à « vaginer » (idem pour « vulver »), c’est un verbe féministe qui fait pendant à « braguetter ».

Dans Le Drame de la vie, on verbe encore : « tambourer » (p. 202), « il carnavale » (p. 178), « tuber » (p. 221), « venturer » (p. 126), « mathermaticier toute la matière » (p. 280), « Intelligez les sphères !» (p. 167) et la double proposition suivante : «[éléphanter] l’Homme de la Fin » / « [crusiphonner] l’heure de sa fin » (p. 271). L’apocope (cf. « formidable ») est sans doute à l’origine de « formida » dans « l’homme mort que le trou formida » et « J’ai formidé ma chair dix mille fois (D.V., p. 264), « formider » étant cependant plutôt à rapprocher de « forer » et de « former ». On ne laissera certainement pas tomber la veine d’humour noir qui était à l’œuvre dans les pièces précédentes : à partir de charogne et/ou de charognard, on formera « charogner » (p. 170) et à la page 293 on donnera cet ordre : « Ayez ces impressions en silence, taisez vos états, passez vos périodes et fossez ! » , pointe macabre s’il en fut. De même, la contribution d’Adam au « monde qui monde » semble résumée avec la plus grande des concisions : « c’est l’homme qui gendre et sort » (p. 71). Quant aux questions que l’Animal du temps se posera jusqu’à la nuit des temps, elles auront « Une viande t’a viandé » (p. 45) pour réponse, constat viandal éloigné de toute transcendance.

Dans la plupart de ses verbes, on sent la marque du « Cancre logique » : si  tambour existe, pourquoi ne pas dire « tambourer » au lieu de tambouriner ? De même, « intelliger » pourrait très bien être utilisé au lieu de comprendre, etc. L’intention est sans doute aussi d’être plus direct (un peu comme en anglais) et d’aller beaucoup plus vite ; cela a sans doute des répercussions sur le mouvement général, le rythme d’ensemble des pièces proposées.

Autres exemples : dans Vous qui habitez le temps, le quolibet se verbifie pour devenir « quoliber » dans « les Marseillais le quolibaient » (p. 40) et dans Je suis (p. 201), on préfèrera l’étrange « strangler » à « étrangler » et à « stranguler » : à nous de nous inspirer de cette technique pour verber comme l’auteur et suivre en cela l’exemple d’un Jean-François Perrin, novarinant en inventant « lapser ».

Notes
85.

Jean-Luc Steinmetz, « L’impératif nominatoire », Europe, op. cit., p. 9.