VI. La Logodynamique

1. Vers racinien, « métro émotif » et phrase
novarinienne

1.1. Une « force qui va »

Dans une interview86, André Marcon compare la phrase novarinienne au vers racinien :

‘Comme dans l’alexandrin, c’est la forme respiratoire et rythmique qui dicte sa loi au sens. Je ne me suis donc pas dit que je devais inventer quoi que ce soit, je me suis dit, au contraire, qu’il fallait que j’écoute.[…] cette expérience m’a conforté dans l’idée que l’acteur doit toujours s’obliger à être concret. Il y a pour moi deux grands maîtres pour l’acteur : Racine et Novarina. Avec eux on apprend à abandonner le faux chant ou le faux lyrisme. ’

Dans les deux cas (vers racinien et phrase novarinienne), il semble que nous soyons en présence (et pour citer une phrase hugolienne) d’une « force qui va ». André Marcon, à la fois très sobre et très charismatique, est d’ailleurs l’acteur idéal pour faire passer cette impression de force. Ces qualités sont sans doute aussi très utiles pour jouer Claudel, ce qu’il fit aussi, notamment dans Tête d’or, pièce où le rythme a à voir avec le verset biblique.

Concernant cette dernière technique, peut-être plus souple que l’alexandrin, Paul Claudel déclarait : « Mes versets sont des unités émotives et respiratoires. » mais le rythme ample, souple et efficace du verset claudélien s’explique également par des raisons formelles, lié qu’il est à un art très particulier qui consiste à aller à la ligne de façon souvent inattendue, audacieuse et parfois cavalière voire carrément choquante. Chose logique, Claudel était critique à l’égard de l’alexandrin et si l’auteur d’Andromaque constituait sans doute à ses yeux une sorte d’exception (son rapport à Racine restant malgré tout compliqué), il n’hésitait pas à dire du vers classique qu’il « garde toujours quelque chose de grisâtre et de poussiéreux » : « Nous sommes mis au pain sec et jamais je n’entends que de l’attendu »87. Toujours dans ses Réflexions sur la poésie,88 il note encore ceci (qui ne saurait se rapporter au rythme novarinien) :

‘L’obligation de rimer et de rimer bien rejette le poète soit sur des associations de sons banales et éprouvées, soit sur ces sonorités les plus communes qui sont la bourre du langage […]. La rime supérieurement respectée met la doublure à la place du vêtement’

Novarina, de ce point de vue, ressemble à Claudel et à Rimbaud89: pas de monotonie chez lui mais de la surprise, des virages, des cahots, des aspérités, des pleins et des déliés, des cols et des collines, beaucoup de paysages, toujours très différents.

Enfin, pour tenter de rendre l’idée, chère à Hugo, de « force qui va » et définir, par opposition, le rythme si particulier de la phrase novarinienne, l’image d’un train en marche ou d’une logomotive pourrait éventuellement fonctionner, mais pas forcément celle d’un certain « métro émotif » car, et c’est peut-être le plus grand des paradoxes novarinens, il n’y a pas vraiment d’émotion dans cette œuvre hyper-désincarnée – à moins qu’il n’y en ait justement beaucoup au contraire, mais de manière sous-jacente : la chose semble parfaitement indécidable pour le moment. Rien à voir en effet, sauf sur le plan de la stricte vitesse, avec le parler télégraphique et le rythme de phrase induit par les trois points.

Notes
86.

André Marcon, « Habiter la partition : rencontre avec les acteurs de L’Origine rouge », interview accordée à la revue Mouvement, op. cit., p. 30.

87.

Paul Claudel, Réflexion sur la poésie, Folio/Gallimard, Collection « Idées », 1979, France, p. 77.

88.

Ibid, p. 77.

89.

Un des maîtres de Paul Claudel, qui l’évoque souvent, notamment dans Parabole d’Animus et d’anima : pour faire comprendre certaines poésies d’Arthur Rimbaud, in Réflexions sur la poésie, op. cit. pp. 55-56-57.