Citons ici, pour mettre en regard style célinien et souffle novarinien, un passage certes un peu long mais tout à fait significatif tiré des Entretiens avec le Professeur Y (œuvre qui devrait presque figurer dans la catégorie « Essais ») dans lequel Céline définit le fameux métro émotif tout en le conduisant littéralement sous nos yeux - et ceux, ébahis, du Colonel Réséda (Aragon ?), qui ne comprend pas tout :
‘ – […] c’est mon génie ! le coup de mon génie ! pas trente-six façons !… j’embarque tout le monde dans le métro, pardon !… et je fonce avec : j’emmène tout le monde !… de gré ou de force !… avec moi !… le métro émotif, le mien ! sans tous les inconvénients, les encombrements ! dans un rêve !… jamais le moindre arrêt nulle part ! non ! au but ! au but ! direct ! dans l’émotion !… Par l’émotion ! rien que le but : en pleine émotion… bout en bout !Puis s’ensuit ce dialogue : « – Un style ? un style ? / – Oui, Colonel !… le style au plus sensible des nerfs ! / – C’est de l’attentat ! / – Oui, je l’avoue ! ». On voit donc bien la différence formelle (trois points, phrases très courtes et sans verbes, développement logique, vrai dialogue, lisibilité relative, etc.) avec le projet novarinien – au reste, la notion de style n’est pas forcément opératoire pour qualifier l’art du dramaturge (nous sommes plutôt en présence d’un souffle). De plus, et même si cette philosophie est, comme il dit, « émise en langage rythmique », Novarina nous paraît beaucoup plus philosophe que Céline. Pourtant, comme Dubuffet semblait le penser (cf. Céline pilote et lettres à Novarina), on pourrait aussi les considérer tous deux comme des artistes d’art brut – et peut-être comme des anarchistes et des dynamiteurs de langue comparables à Joyce et à Rabelais.
Autre point de comparaison avec l’auteur de Guignol’s Band (en plus de la vitesse et du côté iconoclaste) : le goût de la précision et l’originalité des options typographiques : on n’écrit pas « Le théâtre est vide. Puis Adam entre, après quoi il sort. » mais « Le théâtre est vide, entre Adam : il sort. », la phrase étant aussi plus complexe plus ambiguë et philosophiquement plus intéressante que celle qui vient naturellement à l’esprit : si Adam entre, c’est peut-être aussi qu’il est sorti d’ailleurs – mais d’où ? C’est toute la question.
Cette importance de la ponctuation, également évoquée dans L’Envers de l’esprit (p. 33 : « elle contient des messages cryptés, parfois déchiffrables par un seul. C’est une source très directe d’énergie, et, sur la page, comme un reste de la graphie et de la respiration de celui qui a écrit »), est même un des sujets du texte de présentation du recueil Valère Novarina. Théâtres du verbe :
‘ Ses textes manifestent aussitôt l’attention portée à la ponctuation […] Un point d’exclamation marque une ouverture, deux points provoquent la rapidité d’un enchaînement. Le point virgule se marie à la notion de plaisir. 91 ’Notons pour l’anecdote un passage du Babil des classes dangereuses (p. 318) où l’on peut avoir l’impression que Novarina s’essaie au métro émotif célinien (cf. trois points, phrases sans verbes, style télégraphique, etc.) :
‘Chuté de la plonge face à Palisse. Et mort au but… Plus petit qu’en réel et moins beau qu’en photo… Boulevard Atrice Atti… Aux titubants et aux passeurs… L’éclat si beau d’son œil ouvert… Et sauter dessous !… Des coulisses, toute ma vie, passée dehors, égale zéro… Massif en pierre, passée quinze tonnes, ça m’écrasa. J’en aurais voulu lui rapprendre à m’frapper mon comique !’A l’instar de Céline voire du personnage de Percy (dans Falstafe), Novarina refuse violemment les « monotones ballades » et « la poésie minaudière qui marche à pas contraints comme une jument dysentrique ». Il laisse les « danses académiques » aux « petits orteils studieux » (B.C.D., p. 312) ; « atteint de poussée rythmique » (D.V., p. 110), notre auteur ne s’apparente pas à un « beau trousseur de spirales » (A.V., p. 145) mais fonctionne plutôt « comme un qui ne voudrait plus parler en phrase mais en jambage trépidant » (D.V., p. 99). De fait, ce qui prime chez lui, c’est, exactement comme pour Céline, une certaine vitesse (un rigodon ?) à mettre en relation avec les choix de ponctuation ; ainsi, dans Je suis (p. 181) :
‘Puis j’ai passé quelques temps chez les squelettes, m’entretenir tout le long du jour de squeletterie. […]. Ensuite, fuyant, dissimulé dans la foule, à la caisse des Prisuny, au lieu de payer caddy, j’enlevai les étiquettes à la place des autres, et au feu bleu local, j’annonçai rouge et partis écraser piétons. Je voyais. La ville entière était en croix et en viande incarnée sans moi, et j’étais son seul point mis en zone urbaine à ma place… Puis j’ai repassé quelques temps quelque part séjourner chez quelqu’un, puis je m’en suis aperçu. En face d’autrui, pour animer conversation, j’enchaînais mes mots dans la suite des idées pour animer conversation ; et je passais mon temps journellement à faire semblant d’être en cette vie avec vous. En vie, je ne l’étais pas. Car j’étais moi-même fait en mort. Je ne parvenais pas à me débarrasser des mots sans savoir quoi leur dire. Je ne parvenais plus à me parler avec des mots sans savoir leur dire.’En fait, cette tirade/complainte du Ramasseur de Piétons n’est pas formidablement bien choisie car si l’on excepte les trois points, elle ressemble finalement un peu au style télégraphique, même si le célinien, langue du transport émotif et de l’emportement, est tout de même moins vide de sens et moins "sextinien" (tout en restant hyper-obsessionnel). Or, paradoxalement, la vitesse de la prose novarinienne ne provient pas (comme chez Cendrars, Kérouac ou même San Antonio) d’une modernité relative et d’innovations faisant, non sans provocation, rupture avec le passé : cette prose est/va vite mais sa vitesse est liée à une forme d’archaïsme…
Louis Ferdinand Céline, Entretiens avec le professeur Y, Folio/Gallimard., 1995, pp. 83-84-85-86.
« Présentation », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 10.