1.4. La mise en mouvement du langage

1.4.1. Un mot qui manquait à la langue française

Avec « logodynamique », nous ne sommes pas seulement en présence d’un néologisme réussi en ce que tout à la fois surprenant et esthétique voire rigolodynamique (car ici rire et vitesse ont partie liée) mais, semble-t-il, d’un mot évocateur, très précis et même profondément utile qui faisait cruellement défaut à la langue française. Nous sommes presque sûrs que Jean-Patrice Courtois serait de cet avis, lui qui rapproche le mot de la notion de dynamique verbale94 en se référant à Devant la parole (p. 21 et p. 163) et en nous rappelant ceci :

Logodynamique dit Novarina, à inventer, « dynamique verbale », voici une expression simple et un mot nouveau pour un art nouveau, motivé : la mise en mouvement du langage.  

La technique du métro émotif relevait bel et bien de cette « mise en mouvement du langage » mais il est vrai que Céline était en quelque sorte aidé par l’argot, qui est naturellement logodynamique. Cela s’explique sans doute par le fait (historique) que cette langue n’était pas du tout prévue, pensée pour être écrite et littéraire. Or donc, l’argodynamique (que ce soit chez Céline ou Boudard) se présente finalement comme fonctionnant presque tout seul : c’est une langue qui se prête à sa propre mise en mouvement, conçue, faite, étudiée pour le mouvement et la fuite en avant – et le nombre impressionnant des expressions argotiques exprimant la fuite et le départ (cf. se barrer, se casser, se tailler, calter, décarrer à toutes tatanes, mettre les bouts, mettre les adjas, cassos ! voire 22 ! V’là les flics !) nous renseignerait presque sur les caractéristiques intrinsèquement logodynamiques de la langue en question. Novarina lui-même parle d’une « dynamique fuguée »95, ce qui s’applique assez bien à la vitesse expressive de l’argot et à sa propre langue qui n’est pourtant pas toujours rapide : il y a plusieurs vitesses et plusieurs braquets.

En reprenant le témoin des mains de Jean-Patrice Courtois, nous pourrions même ajouter ceci : pour Novarina, la mise en mouvement du langage ne va pas du tout de soi, ce dernier semblant estimer (il y fait notamment allusion dans Le Théâtre des paroles) que le langage qui sort des plumes est souvent mort, à l’image du jeu de certains acteurs – c’est d’ailleurs là un de ses plus beaux énervements (et un des plus constants car, depuis Le Jardin de reconnaissance, il pourra aussi s’appliquer aux novlangues de bois des machines à dire Voici).

De même, la présence finale de tous ces fleuves et autres rivières coulant dans La Chair de L’Homme (la seule notion d’eau étant peut-être trop plate a priori) ne correspondrait-elle pas un peu à l’option résolument logodynamique qu’il choisit de prendre ? De fait, il s’agit d’avancer et d’aller de l’avant, de se laisser rabelaisiennement emporter par le courant (parfois torrent) des mots non formatés, de se laisser guider par le vent de cette Parole qui nous entraîne on ne sait où (la possibilité d’accoster aux rivages de la folie n’étant pas à exclure). Pour filer encore un peu la métaphore aqueuse, liquide, aquatique, disons que la logodynamique s’apparente peut-être à une vague immense sur laquelle l’auteur se propose de surfer en nous invitant généreusement à monter sur la planche, pour profiter des sensations de glisse qu’il éprouve et vivre avec lui l’aventure d’un voyage parfois dangereux.

L’accent sera donc mis, ceci pour reprendre les termes de Jean-Patrice Courtois96 sur « ce qui fait du mouvement dans la langue et en premier lieu la "passion néologique", la liste, l’écriture en slogans, le comique du langage, tout ce qui fait ce tableau de l’inconnu venant nous saluer en giclant au cœur des mots et phrases ». A en croire Jean-Pierre Courtois, cette logodynamique permettrait aussi de prendre la mesure de ceci :

‘[…] ce n’est qu’en mettant le mouvement dans la langue qu’on comprend ce qu’est le langage, un faire, une action, à prendre comme tels […] Et l’œuvre-Novarina se fait œuvre d’être une proposition et un propos sur la nature du langage. ’

Ailleurs, il dit des phrases novariniennes qu’elles sont « lançantes, dynamiques et engendreuses de dynamiques » (p. 149). Cela dit et afin de nous défendre contre d’éventuelles critiques, rares sont les occurrences du mot « Logodynamique » mais, d’une part, l’on ne sache pas que le mot «  Pataphysique » fasse souventes fois retour dans l’œuvre de Jarry (et pourtant, quelle postérité il eut !) et d’autre part, le mot en question fait une sorte de retour triomphal dans Lumières du corps puisqu’il est choisi par l’auteur pour faire l’objet d’un titre de chapitre, la dernière partie du livre s’intitulant précisément Logodynamique – le néologisme est même réutilisé au début de L’Envers de l’esprit (p. 11).

Dans le chapitre en question (et dans le livre tout entier), le chercheur Novarina apporte de nouveaux éléments : la logodynamique ne concernerait pas juste le mouvement vers l’avant et la densité poétique : comme au squatch, il s’agit de tenir compte des zigzags de la parole, le théâtre devant être le lieu privilégié de l’observation scientifique de cette dernière. L’enjeu, c’est d’essayer de comprendre ce qui est à l’œuvre et nous dépasse, bref de dire ce dont on ne peut pas parler.

Notes
94.

Jean-Patrice Courtois, « Travailler le vide », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 139.

95.

Valère Novarina, « L’homme hors de lui » (propos recueillis par Jean-Marie Thomasseau), Europe, op. cit., p. 168.

96.

Jean-Patrice Courtois, « Travailler le vide », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 140.