Quitte à choquer ceux qui, par ignorance et manque de curiosité, passent à côté de cette nouvelle forme d’expression, on pourrait presque voir Novarina comme un précurseur du slam (au même titre qu’Artaud, Ginsberg, Céline, Verheggen ou Gatti) car il semblerait que les très bons slameurs recherchent le même Saint Graal que lui en se posant exactement les mêmes questions, c’est à dire des questions « logodynamiques ».
Avant d’aller plus loin, précisons que l’auteur connaît fort bien le slam et qu’accompagné de son acteur et ami Daniel Znyk, il a même participé à de parisiennes scènes ouvertes, contexte certes nouveau pour lui mais dans lequel il était sans doute comme un poisson dans l’eau, tant son art et le slam procèdent d’un même désir et d’une même énergie. Encore plus récemment (en décembre 2008), il assista à une session improvisée dans un bar de Toulouse (le Saint Sernin) et fut même convié à dire un texte à l’occasion du spectacle « A quel dieu parles-tu ? Du slam à Novarina », manifestation qui eut lieu en septembre 2009 à l’abbaye de Royaumont et où le slam (cf. prestations de Dgiz et du Capitaine Slam) était brillament représenté. Ce spectacle97, Olivier Dubouclez en a bien cerné les enjeux :
‘ Si la langue de Valère Novarina et le slam étaient destinés à se rencontrer […], c’est en vertu de cette pulsion rythmique qui est à l’œuvre dans la bouche du slameur comme sous la plume de l’écrivain. […] Car ce n’est pas un sage chapelet de mots, d’outils dociles pour communicants qui se déploie […] devant nous, mais un flux physique et primitif, une « logodynamique » qui vient nous rappeler que notre parole humaine est d’abord un exercice de notre souffle. Chaque phrase est un phrasé : qu’elle soit flow ou litanie, elle brise les limites du discours ordinaire pour l’emporter au plus loin, par effraction parataxique, vers sa limite respiratoire . ’Slam, flow et logodynamique sont peut-être même des termes synonymes (le néologisme novarinien étant juste plus scientifiquement connoté) : c’est que les prestations proposées sur scène (ouverte ou pas) ont à voir, dans les deux cas, avec une certaine violence de l’apparition du mot ; le mot doit choquer, percuter voire huppercuter et sonner (mais aussi dans le sens que ce verbe peut avoir dans la boxe), claquer enfin comme une porte que l’on referme – on sait que "Slam !" est une onomatopée parfois utilisée dans ce sens.
Chez Novarina et dans les scènes ouvertes, il s’agit de refuser le mièvre des soirées guindées. Le public doit sentir souffler le vent de la parole. Il s’agit encore de refuser les langues immatriculées que nous propose Boucot et de refuser la druckérisation des neurones et de la matière grise. Dans un contexte social fait d’angoisse et de déprime, le slam et le théâtre novarinien sont des sursauts salutaires : ils apportent la même impression de fraîcheur et d’air pur et le même espoir dans l’avenir du monde et de la poésie.
Autre point de comparaison : c’est la parole qu’il s’agit de mettre en avant : ici, ce qui compte (et pour jouer sur l’homophonie texte/tête), ce n’est pas forcément la tête (en argot, on dirait de ramener sa fraise) mais plutôt le texte, ici lancé, proféré, projeté et mis en lumière : en somme et pour être plus clair, on n’est pas là pour se montrer ni faire du mauvais théâtre en cabotinant mais bien plutôt pour s’effacer et faire entendre des rythmes (ainsi que procèdent les adeptes du beat-box au visage souvent caché par le micro saisi à deux mains) pour faire basculer le public dans une autre dimension : c’est là une forme très novarinienne de retrait, d’humilité voire de kénôse (et implique une discipline que n’ont pas tous les slameurs).
Dans les deux cas, même volonté de porter, d’offrir, de mettre en avant la parole ; parfois même, comme Novarina dans ses lectures, le texte cache la tête ; elle est derrière, presque invisible, sans importance : on porte le texte (brandi, tenu à bout de bras), on passe après, on ne se met pas en avant – cette concrète mise en valeur du texte et non de la tête nous paraît très révélatrice : c’est la kénôse d’un passeur, presque d’un prophète (si bien sûr on veut bien se placer novariniennement sur un plan symbolumoristique). Dans un même ordre d’idée, ces rythmiciens d’un nouveau genre devraient sans doute faire de la Lettre aux acteurs leur livre de chevet – à quand la Lettre aux slameurs ? (certains fans, dont nous sommes, l’attendent avec impatience). Quoi qu’il en soit, tout ce qui est préconisé dans ce manifeste théorique peut objectivement s’appliquer à l’art populaire en question (cf. critique des jeux d’acteurs formatés, attention accordée à la ponctuation, distinction nette opérée entre intention et intensité, importance de la mâchoire et des pieds) et peut-être même à certains sports (en particulier le squatch, le tennis et le tennis de table), la dimension physique et sportive étant une autre caractéristique commune au slam et à l’art théâtral novarinien.
Au fond, Novarina fait du slam depuis L’Atelier volant ; la seule différence, c’est que ses slams font deux heures au lieu de ne durer que deux minutes comme c’est la coutume dans les scènes ouvertes – c’est qu’il a l’art de recharger dynamiquement l’énergie verbale à l’oeuvre en explorant encore et toujours de nouvelles pistes : le résultat obtenu est donc une sorte de pièce slamée sans coupures véritables. Continuons à étudier les différences d’approche : les slameurs (le mot même, slam, nous vient des States) nous semblent payer un plus lourd tribut (en terme de culture, de rhétorique, de folklore et d’accointances avec le rap) à l’Amérique, qui est passée par là, qu’on a senti passer – Novarina en semble moins conscient (il n’en parle jamais dans son oeuvre) mais il est affecté aussi (nous en reparlerons dans Alerte dans les zones de Broca). Autre différence notable : un texte slamé est logodynamique mais un texte logodynamique n’est pas forcément slamé : il semblerait en effet que Bossuet, Claudel ou Perse n’aient point le flow de Grand Corps Malade (concernant ce flow, il semble que ce terme soit aussi indéfénissable que jazz, swing ou groove : certains slameurs en ont ; pour d’autres, ce n’est pas gagné) et pourtant on ne peut nier que le slam renoue avec une forme d’oralité poétique qui pourrait presque, dans le principe, nous rappeler la dimension scènique d’une montée en chaire (exercice auquel se prêta l’auteur des Oraisons).
La question que se pose un vrai amateur de slam ou de théâtre est au fond la suivante : assiste-t-on vraiment à quelque chose ? Est-ce une expérience forte ? Est-ce dense, intense, artaudien, non perverti par Memnon, non faussé par Boucot ? Est-ce aussi radical que du Nada98 ? Se passe-t-il quelque chose ? A-t-on droit à des épiphanies ? Est-on « passé dans l’autre monde en rythme » (O.R., p. 122) ? Pour les inconditionnels du Slameur V.N., la réponse est oui, sa logodynamique nous emportant littéralement comme un fleuve en furie qui nous entraîne parfois aux confins de la folie. A la base de cette alchimie du verbe susceptible de nous transformer, il y a donc les ingrédients suivants : vitesse, rythme, tonicité et énergie et de ce point de vue, Novarina est peut-être même le meilleur slameur de ce début de siècle. De même, lorsque Christine Ramat décrit l’art de l’acteur novarinien99, elle le fait à notre avis (car tel ne serait peut-être pas le sien) en des termes qui pourrait s’appliquer aux slameurs et à ce qui se passe dans les scènes ouvertes :
‘ Pas d’autre spectacle que celui de l’oralité. Pas d’autre performance que la production physique d’une parole travaillée par le souffle, le rythme, la démultiplication des voix. […] c’est l’engagement physique de l’acteur qui est mis en vedette contre le jeu psychologique, le faux chant et le faux lyrisme.Plus loin,100 Christine Ramat cite Claude Merlin insistant à son tour sur « l’engagement physique de l’acteur, presque sportif, où le souffle est actif, la voix est rythmique » : cela pourrait encore, toujours à notre avis, s’appliquer au slameur...
Nous faisons allusion au texte de présentation qu’Olivier Dubouclez écrivit pour l’occasion – renvoyons au programme de l’abbaye de Royaumont, saison 2009/2010.
Véritable locomotive du slam français, Pascal Richel, dit Nada, est publié aux Belles Lettres (Néant, 2003) et certains de ses textes figurent dans une anthologie, Slam entre les mots, publiée à La Table ronde (cf. Collection La petite vermillon, n°279, Quetigny, 2007, pp. 23-34).
Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe, op. cit., pp. 179-180.
Ibid, p. 181.