2.2. Un décalage entre la forme et le fond

Sans parler forcément d’une parenté possible avec l’humour absurde des fatrasies, le rythme de la phrase novarinienne est donc souvent celui, amusant, joyeux, libre et insolent, d’une jolie comptine pour enfants. Pourtant, ce qui nous est dit est parfois effrayant, terrible, cruel et extraordinairement violent.

Courant dans les films d’horreur comme ceux d’Argento (Erasehead de Lynch, Rose Mary baby de Polanski ou Shining de Kubrik), ce procédé permettant un effet de contraste tout à fait monstrueux (voire grotesque, mortifère et saisissant) est aussi un procédé plein d’ironie qui vise à provoquer notre rire – le rire pouvant être lié à l’effet de répétition et aux retours incessants des ritournelles en question. Cela s’applique donc tout à fait au rire provoqué par le novarinien ; on rit mais la peur est là, sourde, tapie. En riant (idem pour Sade et Céline), on se défend peut-être aussi contre la peur qu’on peut ressentir.

Ainsi dans La Chair de l’homme : si l’air est joli, la chanson reste morbide : « Je ne trouve rien qui m’aille : Auriez-vous un cercueil à ma taille » (p. 63). A la page 424, on évoquera le deuil d’un proche d’une façon paradoxalement enjouée :

As-tu garé notre cadavre dans le garage où notre fils brutal s’est pendu ? […] Jean-Louis qui finit avec la mort, hourra ! Fais la mort avec tes doigts : la voici. Hier j’ai été abattu par la triste nouvelle.

Ici, la pointe nous paraît très drôle car après « j’ai été abattu par la triste nouvelle », on a presque envie d’ajouter « on ne le dirait pas » : de fait, si la mort est là (cf. « cadavre », « pendu », etc.) , la joie l’est aussi, dans une exclamation comme « hourra ! » (a priori déplacée dans un tel contexte) mais aussi par le ton et le rythme général. A la page 236, ce sera une collision mortelle (entre « un automobilier de troisième classe » et un « autochtone sixième classe sans permis ») qui nous sera comiquement racontée. En guise d’épitaphe, les membres de la famille de « Robert-le-Robe », « immédiatement consolée », font « graver sur leurs assiettes : « Ceci a lieu pendant que les uns mangent et là où les autres se désespèrent. Passant, regarde ce qui se passe dans ton assiette ». Ce qui est vaguement inquiétant, c’est donc aussi la légèreté du ton utilisé et l’incroyable désinvolture des personnages :

‘As-tu rangé notre cadavre près du même local où notre fils s’est électrocuté par mégarde ? Et si tu sais que c’est oui, donne en même temps son chiffre, son nombre et sa raison, et la force du voltage.(C.H. ; p. 449). ’

Enfin, que « Loup, y es-tu ?» soit retravaillé à la page 72 de La Chair de l’homme (cf. « Jour, y es-tu ? ») semble indiquer que Novarina n’oublie jamais vraiment la comptine pour enfants et qu’elle l’inspire peut-être même parfois. Quoi qu’il en soit, à la page 170 de La Chair de l’homme, on aura une série de complaintines morbides mettant en scène des morts fantomatiques :

Un soir un mort, dit à son corps, n’y tenant plus : Dis-moi, si je dors – ou si tu as tort – de me voir plus. 
Un jour un mort – se trompant d’corps, vit un vivant le poursuivant : Toi qui es plus là – quand j’y suis pas, est-ce que est-ce que tu t’sens ? – bien mieux qu’avant ? 

On passera à une amusante variation où l’on jouera sur la proximité phonétique entre les mots « porc » et « mort » mais le sens (« Ci-gît », « dit couac ») restera tout à fait morbide : « Un soir un porc, sentant son tort, dit au cochon : Es-tu Ci-gît ? – Dis-moi, si je sors, ou si tu signes : Jean qui dit couac ». De même, on parlera comiquement d’une maladie qui dure toute la semaine, toute l’année et peut-être toute la vie : « Le jour malade, printemps salade – hiver marron – Mercredi nuit, samedi aussi, itou mardi » (p. 270).