2.3. « Passer dans l’autre monde en rythme »

Quoi qu’il en soit, on n’est jamais très loin de la chanson. Les acteurs le savent, qui se lancent même parfois et vont donc jusqu’à pousser la chansonnette. Il est vrai que, du point de vue d’un comédien, la question se pose de chanter ou pas, surtout devant des phrases comme « Le matin même de mes sorties, soleil cessa et fit grand bruit » (V.Q., p. 16). A cet égard, il nous paraît très révélateur que France Culture ait fait appel à Daniel Znyk pour certains moments chantés d’une adaptation radiophonique de La Divine Comédie, œuvre qui, comme les Cantos de Pound (qui s’en inspire d’ailleurs beaucoup), est composée de chants : il s’agissait de prendre le mot « chant » au pied de la lettre et donc de chanter (inutile de dire que Daniel Znyk fut parfait).

C’est que les acteurs sont là pour nous faire par le chant basculer dans une autre dimension ; ils nous font « passer dans l’autre monde en rythme » (O.R., p. 122), ceci en « laissant leur chance » à des phrases qui doivent en quelque sorte « chanter toutes seules », un peu comme on procède pour dire l’alexandrin : « La musique est en avant de la pensée et les mots sont comme des dés qui roulent et qui trouvent » (P.M., p. 80). N’oublions pas qu’ici tout est prévu pour être dit sur scène. Il y a comme (?) du sacré là-dessous : « Le rythme et la rime sont des techniques divinatoires. Pas des ornements ». (P.M., p. 80). De fait, nous ne sommes pas devant de vains ornements, devant les «comptines comptant pour rien » évoquées à la fin de Je suis (p. 198). A travers ce type de comptine comme à travers un certain type de jeu d’acteur, il s’agit donc peut-être, comme on l’a déjà dit, de passer dans l’autre monde (l’au-delà ? le paradis ? le jardin des délices ?) en rythme…

Dans Vous qui habitez le temps, les comptines pourront aussi avoir, malgré l’humour contenu dans certaines pointes, des accents désespérés ; n’oublions pas que, dans ce livre, c’est, semble-t-il, à ce qui manque que l’on s’adresse :

‘Sans toi je vais pas bien :
J’erre de travers soir et matin.
J’aime ton regard de velours,
Tes six grands yeux qui pissent l’amour. (p. 69).’

Malgré le côté tordant de la chute finale, il y a peut-être ici comme un cri à la Munch, un cri désespéré exprimant une angoisse, un malaise, un désarroi. Cette quête tragique d’autrui-le-corps (car c’est en fait aussi et surtout de soi qu’il s’agit) s’exprime donc parfois sous la forme de comptines / complaintines plus ou moins amusantes (ce qui peut paraître hautement paradoxal) même si la présentation (cf. quatrains, rimes immédiatement visibles, etc.) et le sujet – dans le cas qui suit, peut-être : la tentation de l’alcoolisme (cf. « cirrhose » et « victoire de ma soif sur les choses ») fonctionnant comme un refuge, « [tout étant] drogue à qui choisit pour vivre l’autre côté » (dixit Michaux) – ne relèvent pas du tout de la comptine ordinaire : «– A qui tu bois, toi qui cherche Falbala ? A qui bois-tu ? / – A la vie et à tout ce qui s’ensuit ! à ma cirrhose ! à la victoire de ma soif sur les choses ! ».