2.5.4. Un maximaliste tenté par le minimalisme

L’impressionnant chapelet de proverbes de La Chair de l’homme devait bien sûr être évoqué par nous mais il ne faudrait pas croire que cette liste sganarellienne (nous dirons plus loin ce qui nous fait opérer ce rapprochement) soit le seul moment de l’œuvre où l’influence du proverbe se fasse sentir.

Dans La Chair de l’homme tout d’abord, hormis la fameuse rafale signalée ci-avant, insistons à nouveau sur la veine tout à la fois sombre et comique qui caractérise très souvent le proverbe novarinien en citant par exemple « Selon l’usage que nous ferons du monde, nous serons ou bien simplement étranglés, ou bien étonnés d’avoir été étranglés » (p. 135), manière très française d’exposer en partie la théorie du karma. Tout aussi déprimants, on aura « Toute vie mérite sa peine » (p. 104) et « Celui qui est en terre, il tient tout de sa mère » (p. 286). Bref, quoi qu’on fasse, c’est toujours plus ou moins l’impasse, l’amour ne pouvant pas fonctionner comme un refuge tant il est vrai que « rossignol n’a pas de parole » (p. 453), proverbe pouvant être compris comme « Souvent femme varie ».

« Le temps presse ; l’argent manque ; voici la mort » se présente comme un autre résumé tout à fait saisissant de l’existence et de l’humaine condition mais en filigrane, ce qui nous est dit là, c’est peut-être aussi : « cueillons dès aujourd’hui les roses de la vie » (invite poétique que Céline, lui, parodia en proposant « Bandons vite et fort avant qu’on nous les coupe »). Autre raccourci sinistre et cocasse : « la vie est un établi où trop d’anciens se sont fait taper sur les doigts » (p. 344) ; plus loin, on aura : « la vie est un cimetière que ma tombe trouve trop petit ». Enfin, on pourra estimer que c’est un désespoir comique qui s’exprime dans « Quand il n’y a plus de raison pour que ça finisse c’est qu’on n’a pas eu de chance que ça commence » (p. 417), ce qui renvoie un peu au plus concis « C’est naître qu’il aurait pas fallu » du  philosophe Céline.

Sans être assimilables à des dictons, des phrases définitives comme « L’univers fait treize mètres » (p. 450), « Nos trous ne sont pas logiques » (p. 483) et « Le monde doit être organisé dans le sens d’une victoire du bon sens » ont à voir, par leur côté abrupt, avec la forme étudiée ; c’est que le maximaliste qu’est Novarina (adepte de l’épique, refusant la forme courte, etc) sait à l’occasion se faire minimaliste et on pourrait même estimer qu’il est passé maître dans l’art subtil de la concision, comme en témoignent certains de ces proverbes.

Novarina va donc puiser dans la tradition française, reprenant texto certains proverbes (« Ciel pommelé […] », etc.) ou s’inspirant de l’esprit qui a présidé à leur création. Ainsi, quand il s’attaque aux villes de l’Hexagone (S., p. 151-155), il s’inspire bien sûr de l’énervé prophète Amos mais peut-être aussi de tous ces proverbes-piques (« Coémieux, il y a mieux », « Angers, Basse ville et hauts clochers, Riches putains, pauvres écoliers », « Arc-sous-Cicon, petite ville, grands fripons », « Alençon, petite ville, grand renom, autant de putains que de maisons », « L’Isère et le Dragon mettront Grenoble en savon ») qu’on s’adressait d’une commune à l’autre et dont le souvenir s’est parfois conservé. Il se peut qu’il s’inspire aussi de l’Asie dans une volonté toute taoïste de réconcilier les contraires comme dans « Naître et couteau sont deux faces du berceau » (p. 476), le « 2 » se retrouvant (p. 373) dans l’association d’» alpage » et de « pâturage », mots évoquant les deux mamelles d’un pays qui pourrait bien être la Suisse.

Il y a aussi des cas de proverbes pataphysiques très difficilement commentables, analysables ; on songe à « L’erreur double devient vérité nue lorsque le mensonge s’en revêt » (p. 333), « deux pieds font même panier » (p. 106), « le vrai privé du bon, du bien, du juste, du beau n’est pas rien » (p. 337) ou à « On est mieux dans son cerveau que dans son chien » (p. 421) – et on aura l’équivalent de ce type de phrases à la page 375 :

‘[…] tant que quelque chose en quelqu’un se trompe d’entrée, alors celui qui est dans le corps est le témoin de celui qui ne verbe pas. Que celui qui ne verbe pas se taise s’il ne peut pas faire autrement ; mais qui se trompe de mot, s’il trompe les gens, laissez-le se tromper de mot. S’il entre dans un corps, celui-là va faire le mort. Tel que celui qui change de langue de son vivant : il ne doit pas dire matière à la matière, bois au bois et quoi à quelqu’un. ’