2.5.9. La revanche de Sganarelle

Après la fameuse pierre qui roule qui, comme on sait, n’amasse pas mousse, on tombera dans L’Origine rouge (la possibilité d’un « pape qui coule » n’ayant pas été retenue) sur « Homme qui boule amasse peu croûte » (p. 193), proverbe sans doute un peu politique à mettre en relation avec « A salaire unique, bouche unique » (O.R., p. 67) mais aussi « Avaloir plus ou vaudre moins : à chacun selon son bien », proverbe (?) de L’Opérette imaginaire (p. 24) ci un peu recomposé par nos soins grâce à la ponctuation (cf. les deux points au lieu des trois vers « Avaloir plus ou vaudre moins / A chacun selon son bien / C’est le sort des humains) et « Revaloir plus ou n’avoir plus : c’est circulaire la plus value » à la même page et qui procède du même retravail : « Dévaloir de plus en moins / Revaloir plus ou n’avoir plus / C’est circulaire la plus-value », façon groucho-marxiste de dire « L’argent, ça va, ça vient ».

Notons enfin, toujours dans L’Opérette imaginaire, l’insistant « Rechose dite est dite deux fois » (p. 117) et, dans La Scène, une suppression-adjonction (cf. de « vail » en « jet ») qui débouche sur « Tout trajet mérite salaire », pendant à « toute vie mérite sa peine » (R. ; p. 94). Dans L’Acte inconnu, c’est la métaphore proverbiale du « Royaume des aveugles » (présentés comme plus naïfs que les borgnes) que l’on retravaille (p. 90).

Ce catalogue établi, il faudrait peut-être s’interroger maintenant sur les raisons politiques de cette omniprésence du proverbe : le but de l’auteur renouant avec cette tradition ne serait-il pas de montrer que la parole populaire pouvait avoir une vraie valeur philosophique ? De fait, les diseurs de proverbes manient des concepts comme le font les philosophes : une pensée fine mais allusive (autant que dans le conte, la fable, le haïku ou la parabole) est à l’œuvre, qu’il s’agirait de savoir prendre en considération ; hélas, cela suppose une tournure d’esprit que tout le monde n’a pas, l’autre problème étant celui des références qui se perdent à cause du nouveau monde qui se met en place et que Novarina dénonce (dans L’Atelier volant notamment). C’est donc ici qu’il nous faut expliquer le sens du titre donné à cette sous partie : pour se défendre contre le cynisme de Dom Juan, Sganarelle, loin d’être sot, lui oppose des proverbes et des expressions populaires ; or, cela ne marche guère car, outre qu’il laisse passer quelques truismes, le valet, moins structuré que son maître, ne parvient pas vraiment à organiser ses arguments de façon convaincante (sa tirade étant moins absurde qu’il n’y paraît) :

Sachez, Monsieur, que tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise ; et, comme dit fort bien cet auteur que je ne connais pas, l’homme est en ce monde ainsi que l’oiseau sur la branche ; la branche est attachée à l’arbre ; qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes, les bons préceptes valent mieux que les belles paroles […], les vaisseaux ont besoin d’un bon pilote, un bon pilote a de la prudence, la prudence n’est point dans les jeunes gens, les jeunes gens doivent obéissance aux vieux […], nécessité n’a point de loi, qui n’a point de loi vit en bête brute, et par conséquent vous serez damné à tous les diables . 106

En redonnant à cette forme courte, populaire et poético-philososophique ses lettres de noblesse, Novarina, à travers son œuvre même, s’oppose donc à Dom Juan qui commente avec mépris le bel effort de son valet en s’exclamant : « O le beau raisonnement ! ». L’auteur de La Chair de l’homme, lui, nous donne à voir que le recours au proverbe est tout sauf ridicule et que, d’un point de vue littéraire, théâtral, rhétorique, esthétique et métaphysique, il mériterait même d’avoir une postérité – et c’est ainsi que Valère a vengé Sganarelle…

Notes
106.

Molière, Dom Juan, Le Livre de poche, 1963, p.441.