3. Un rapport organique à la langue et au rythme

3.1. Rire, rime et rythme : « Rythmus ! Rythmus ! »

Dans La Lutte des morts (p. 356), il est écrit : « J’suis l’roi du rythme » ; cette affirmation, on l’aurait bien vue sous la plume de Céline – mais, en ce qui concerne le titre, la couronne en question, l’auteur de Voyage au bout de la nuit a un sérieux concurrent en la personne de Novarina, ce dernier est même le seul écrivain contemporain qu’on puisse opposer à Céline de ce point de vue ; convenons donc que, dans la littérature française contemporaine ce sont bel et bien les rois du rythme – et du rire ! Mais l’effet de rythme, de rire et de vie peut également être obtenu par la rime ; ne citons que « Ecoute garçon mon crapaud ce que me disait mon grand-père le veau » (C.H., p. 417) et « Pâtère, j’ai l’fou qui bâille ! C’est bien mon fils, fous-y d’la paille ». Dans ce deuxième exemple, l’apostrophe (« l’fou », « d’la ») joue encore un rôle dans l’impression général de rythme, de musicalité.

Dans Le Discours aux animaux (mais aussi dans Le Babil des classes dangereuses, p. 488 : « C’est  monstrueux comme ces chansons sont cons »), on semble chercher (et on trouvera parfois) la fameuse « rime à Corbillon » (sorte de Graal novarinien) : « Jean qu’en dit-on ? » (p. 25), « Cette vie dans les stations favorisa ma réflexion » (p. 128) ou « Je suis Jean Scardablon qui parle pour les Lapons et les gens d’abandon » (p. 176) ; à la page 33 du Monologue d’Adramelech (nouvelle édition), on aura « Qui me récite, tête à queue et dos de poisson, la suite bêtasse du réciton ? » et dans L’Opérette imaginaire, ce sera même un festival comique de rimes en « on » : « croupetons, quat’ pistons, exécution, champignon, mirliton, action, Bezons, Toulon, péons, rippatons, chanson, arpions croupions, confusion » (pp. 53-54), sans oublier « zion-zion-zion-zion », « zion-zion-zion-zion-zion-zion » « Zion-zion-zion-zion » et « zion-zion-zion-zion-zion » – le son « zion » étant peut-être à rapprocher de « scions » et de Sion.

Cela dit, d’autres rimes humoristiques pourront nous être proposées comme « billevesées » / » risées » (in D.A.), « Mal t’en prit, malappris » (D.A., p. 142) ou « J’ai peint un chien en bleu : j’ai fait Dieu de mon mieux » (D.A., p. 29). Dans La Lutte des morts (cf. « Romantique-chanson-du-con-de-Bérie », p. 472), on avait les rimes croisées « Moquet » / « oujedà » / « foussebé » / « fou-bras » et dans L’Opérette imaginaire, on aura les rimes « subterfuge »/ «vermifuge », « foutimasse »/ «abordasse » et « panade »/ » saudade » (p. 104). Parfois, il y a des effets d’insistance, la rime étant certes reprise mais un peu autrement (O. I., p. 55) : « Dispersez-vous, personne chantante ! car votre présence n’est pas probante […] car votre absence est épatante ». Parfois, nous sommes en présence de véritables poèmes, plus ou moins versifiés, mais présentés comme de la prose. Ainsi de Mugeon dans Le Babil des classes dangereuses :

‘Monsieur Hoquet, toute la ménagerie attend (ces culs sont morts apparemment), voyez ces dos plantés, il faut les faire tourner, ces agités sont des zéros, Monsieur Hoquet donnez-leur chaud !’

Ici, potentiellement, nous sommes devant une comptine, un poème un peu absurde, que nous décomposerons en deux quatrains, l’un contenant des rimes embrassées et l’autres des rimes croisées :

‘Monsieur Hoquet,
toute la ménagerie attend
(ces culs sont morts apparemment),
voyez ces dos plantés,
il faut les faire tourner,
ces agités sont des zéros,
Monsieur Hoquet
Donnez leur chaud !’

Des alexandrins s’immiscent parfois comme dans Je suis (à la page 30) : « Mes bras sont posés là ballant comme des manches. », ce qui rappelle un peu les « maigres orphelins séchant comme une fleur » de Charles Baudelaire. Il y a dans certains alexandrins une rime à l’hémistiche, ce qui rejoint la comptine, l’épigramme et le sizain ; on en trouve en fait dès Falstafe (« Dame, si je suis fou, c’est à cause de vous ») et dans Vous qui habitez le temps (la question étant un emprunt à Gounod) : « Connais-tu la région ou fleurit le citron ? » (p. 38).

Dans L’Atelier volant, on aura « Clou qui te croit pointu, te tourne pas autour d’mon cul » et « on est d’accord sur certains points, sur d’autres beaucoup moins » (p. 127). Dans Le Babil des classes dangereuses (p. 249), on a un autre exemple de rime à Corbillon  avec les propositions rimées qui suivent : « la suite bêtasse du réciton », « Adramélech sur son échelon », « il peut causer, parler lapon », « C’était le jour de la Saint-Cochon », « vives sorties de la soute à Dagon ». Dans La Lutte des morts (p. 453), on a un jeu rythmé/rimé d’oppositions concernant « Gloire aux nuées » et « Frappe fort, Polet ! », exemple parmi d’autres. L’évolution de l’œuvre concernant la rime (disons à partir de L’Opérette imaginaire), c’est qu’elles se voient plus facilement puisqu’elles font plus clairement partie de chansons (souvent courtes) proprement dites mais on pourra quand même trouver beaucoup de rimes dans les dialogues et autres parties non chantées a prioria priori car après c’est à l’acteur de décider, Novarina étant, semble-t-il, plutôt souple dans ce domaine.

Cela posé, l’absence de rime pourra être liée à un échec dont il s’agirait peut-être d’analyser les causes et les conséquences : c’est que, déplore-t-on, « Peuple » n’a pas de rimes à part « repeuple », « dépeuple » et « surpeuple » : il y a donc comme une solitude du mot « peuple » (voire un tragique du peuple, un Drame du peuple) mais il se trouve que c’est pareil (et même pire) de l’autre côté de la barrière puisque « pourpre » (par opposition à « peuple »), couleur évoquant et symbolisant les fastes et le clinquant d’un monde éloigné du populaire n’a, lui, que « s’empoupre » : « peuple » et « pourpre » sont donc comiquement présentés comme des mots tragiques, voués à la solitude à cause d’un manque de rimes (mais c’est une solitude qui devrait pouvoir les rapprocher).

On pourra aussi souffrir de « ne plus trouver nulle-part-en-soi-ni-moi-la-rime » (O.R., p. 143), l’expression faisant écho à la fameuse « musique en soi » qui, selon Céline, permettrait de « faire danser la vie ». Bref, la rime est tout sauf un ornement : que ce soit pour les personnages, pour les acteurs, pour l’auteur ou pour le récepteur (ou pour les mots eux-mêmes), elle constitue un repère fort, un point d’ancrage fondamental : au fond, par le doublement qu’elle implique, la rime rejoint la respiration. Dans L’Acte inconnu (p. 162), on émettra même l’idée que « [la] pensée humaine est rimée » :

‘D’ailleurs vous vous rimez bien, vous ses deux bras, hé vous, là-bas ! Si je vous laisse seuls, ses bras : vous rimez avec mes deux pieds, hé mes bras, vous finirez en boîte de bois.’