3.2. Prose et chant : l’idiorythmie novarinienne

3.2.1. Influence du Moyen Age

Des écrivains comme Chrétien de Troyes et Guillaume de Machaut pour qui musique et littérature ne faisaient qu’un, ont sans doute influencé l’auteur du Drame de la vie ; ce dernier nous conseille d’ailleurs, dans un entretien accordé à la revue Scherzo 107 , de nous ressourcer au médiéval ; plein d’enthousiasme, il s’exclame en effet :

‘Changez de classiques ! L’antiquité tardive, les Pères grecs, le moyen âge cachent des trésors de force vive pour les modernes : Joyce, Cingria, Cendrars, Claudel, Marinetti, Picabia, Cravan s’y sont quotidiennement alimentés. ’

Les chansons populaires (et bien sûr les airs d’opérette) semblent l’influencer également ; dans son principe même, celui d’une déclinaison d’organes et de parties, cachées ou non, du corps humain, le « troisième duo entre l’Ouvrier Ouiceps et la Dame autocéphale » (pp. 126-131) ressemble beaucoup à « J’ai la rate qui s’dilate », chanson à rapprocher du genre comique troupier : il est vrai que ce duo relève aussi du blason amoureux et n’est-ce pas un tour de force que d’arriver à relier ces deux traditions ?

Outre la sextine que nous étudierons plus tard et la fatrasie déjà évoquée, le blason fait en effet partie des traditions anciennes (anciennes car cette tradition concerne aussi le siècle de Ronsard) que revisite Novarina. Aux pages 119-120-121 de L’Opérette imaginaire par exemple, on trouvera un blason cannibaliquement toporien, chaque partie du corps (bouche, yeux, pieds, « gentil p’tit blair », menton, « mains potelées », « belles oreilles ») faisant l’objet d’un désir ambigu de possession/ingestion : « j’voudrais par gourmandise / Choisir sur toi quèqu’chose d’intéressant […] C’que j’veux c’est tes épaules si pures / Où c’qu’y a une envie de confiture » et cette veine amoureuse reprendra dans La Scène avec la mini-liste des « organes que j’aime énormément » (après prise en photo « de vos dedans ») : « J’aime ta clédule, ton os sparnassique, je sens ton squelette m’envahir » (p. 64). Mais le blason comique pourra aussi concerner des parties de son propre corps (ce qui est très novarinien) comme dans L’Origine rouge (p. 49) où Jean Terrier passe en revue son estomac, sa bouche, son poumon, son sang, ses « trous de vie » et même sa pensée.

Outre qu’on donne la parole à des entités abstraites comme dans le théâtre du Moyen Age, il y a aussi et surtout des tournures de phrases qui peuvent paraître médiévales comme, à la page 111 de La Scène : « Point de vie humaine est en nous et cependant […] » ou bien « Dites à cestui cadavre que nous sommes là » (in C.H. repris dans Le Repas, p. 50). Autre exemple : « De quoi personne n’en mot pipa ? » (in M.A., nouvelle éd., p. 52).

Au fond, la syntaxe parfois complètement chamboulée des pièces du début correspond peut-être en partie à des réminiscences du « temps jadis » comme dans « les moribons encore vivants nous imploraient travers des corps dont leur coupions la tête pour pas entendre leurs sons qui se plaignent » (D.A., p. 204) mais le hic, c’est que même si tout n’est pas complètement faux (syntaxiquement parlant), tout semble avoir été comiquement mal digéré. Parfois, c’est plus réussi (mais tout aussi incongru) : « Pitié, puissant seigneur, ne me cognez le pif ! » (A.V., p. 23) ou « la forme exacte qu’avions du temps qu’étions poupard » (B.C.D., p. 177), le « nous » absent correspondant de fait à d’anciennes façons de parler.

Enfin, le style volontairement ampoulé du Roman comique de Scarron semble reconduit dans des phrases comme « le soleil brutant sa mâche pour déguerpir sa drace gissée au récoutage des trondaisons se hisse en un saut d’énergie qui lui ôte tout restant » (B.C.D., p. 321) et on aura d’autres structures syntaxiques venant plutôt de cette époque ou du XVIIIème que du Moyen Age proprement dit (ainsi, dans L’Origine rouge, « Tu l’as voulu faire avec tous tes yeux », etc.). Quoi qu’il en soit et comme le remarque Céline Hersant dans « De fil en aiguille : le tissage du texte »108, la phrase novarinienne n’est pas assujettie à l’ordre du « sujet-verbe-complément » (T.P., p. 10), « c’est-à-dire à l’ordre de la succession dans le temps et l’espace » (cela confirme ce que nous disions sur la « Tempomobile »).

Notes
107.

Valère Novarina, « Quadrature », entretien, Scherzo, op. cit. p. 16.

108.

Céline Hersant, « De fil en aiguille : le tissage du texte », La Bouche théâtrale, op. cit., p. 31.