1.1.2. Un « carnaval des viandes »

→ Novarina face à Bakhtine

L’approche de Bakhtine concernant le carnavalesque selon Rabelais semble fonctionner comme une grille également opératoire pour Novarina ; c’est ce que pense Christine Ramat – et nous irons dans son sens. Dans son ouvrage, elle nous rappelle en effet que Bakhtine met l’accent sur des notions comme « prolifération joyeuse » et « dynamique proliférante » qui pourraient tout aussi bien s’appliquer à la manière dont se construisent les livres de Valère Novarina.

Christine Ramat insiste aussi sur une notion très bakkhtinienne, qu’elle applique assez naturellement à l’œuvre novarinienne qui, dit-elle, « joue sur « la tension permanente entre la satire et l’éloge, la dévotion et la diffamation »119. Cela renvoie de fait à l’analyse proposée par Bakhtine sur ce qu’il nomme la « louange-injure » : parlant de la fameuse litanie du « couillon », mot « à double visage comme Janus », il explique : « Du début à la fin, il est impossible de de tracer une frontière tant soit peu précise entre la louange et l’injure »120. « Louange-injure » (« injure-éloge ou « noms sobriquets élogieux-injurieux »), « célébration-ridiculisation »121, « mort-résurrection »122 (ou « mort-naissance »), « corps fécondant-fécondé, mettant au monde-mis au monde, mangeur-mangé, buvant-excrétant » 123 : on s’aperçoit que les mots composés oxymoriques sont très nombreux chez l’écrivain Bakthine – on sait qu’ils le sont aussi chez Valère Novarina. Dans les deux cas, c’est l’idée d’une ambivalence qui est mise en avant, parfois celle d’un cycle voire d’une « formule concentrée et universaliste de la vie » et d’un « processus historique »  : « bonheur-malheur, ascension-chute, acquisitition-perte, couronnement-détrônnement  »124, les deux points étant ici utilisé comme une barre de type "/" (cela dit, ces mots particuliers sont peut-être le fait de la traductrice, Andrée Robel). A rapprocher de ces "oxymots composés" : l’image carnavalesque en diable d’un « épouvantail joyeux » et le concept de « mort joyeuse » (respectivement : p. 323 et p. 405 de l’ouvrage de Bakhtine).

De même, son approche du corps grotesque comme « corps en mouvement » pourrait sans problème s’appliquer au corps novarinien :

 […], le corps grotesque  est un corps en mouvement. Il n’est jamais prêt ni achevé : il est toujours en état de construction, de création et lui-même construit un autre corps ; de plus, ce corps absorbe le monde et est absorbé par ce dernier […].
C’est pourquoi le rôle essentiel est dévolu dans le corps grotesque à ses parties, ses endroits, où il se dépasse, franchit ses propres limites, met en chantier un autre (ou second) corps : le ventre et le phallus. 
125

Il ajoute que certaines parties du corps « peuvent même se séparer du corps, mener une vie indépendante, car elles évincent le restant du corps relégué au second rang (le nez peut lui aussi se séparer du corps) » :

‘Après le ventre et le membre viril, c’est la bouche qui joue le rôle le plus important dans le corps grotesque, puisqu’elle engloutit le monde ; et ensuite le derrière.’

On verra que ces étranges phénomènes se constatent également dans l’œuvre de Valère Novarina. Le développement bakhtinien concernant l’importance du trou chez Rabelais (« trou de la sibylle », « trou de sainct Patrick », etc.) est encore en partie valable pour l’œuvre ici étudiée126 . Quant au bas mis en haut, il se rencontre, entre autres occurrences, toujours selon Bakthine127 dans les cinq premiers torcheculs de la célèbre liste rabelaisienne, renversement iconoclaste qui a son équivalent novarinien (« O, notre anus ! », etc). Enfin, dans la manière dont il parle du « vocabulaire de la place publique » (in « Chapitre II »), Bakhtine semble presque évoquer par moments la novarinienne foire de Thonon décrite dans La Chair de l’homme.

On le voit, la grille de Bakhtine est souvent applicable au novarinien, Christine Ramat introduisant cependant ce bémol à la page 155 de sa Comédie du verbe déjà évoquée : « Dans la théorie de Mikhaïl Bakhtine, appliquée au roman, il ne saurait y avoir de polyphonie au théâtre ». Ici, dit-elle, « les arguments du critique russe ne sont guère convaincants, ignorant la nature dialogique du théâtre contemporain » 128. De même, lorsque Bakhtine présente le cirque moderne comme un possible successeur de la culture médiévale, ce qu’il dit ne se rapporte pas au cirque novarinien :

Dans le comique populaire, la topographie corporelle fusionne avec la topographie cosmique : nous décelons dans l’aménagement de l’espace au cirque ou sur les trétaux forains les mêmes éléments topographiques que sur la scène où étaient joué les mystères : terre, enfers et ciel (mais bien sûr sans l’interprétation religieuse). 129

Ce « bien sûr » final nous gêne – mais s’il avait vu évoluer les saints clownesques, "funangebules" et autres "funambulanges" novariniens, Bakhtine aurait peut-être fait une exception (ou ajouté une note en bas de page), l’analogie cirque/sacré se retrouvant sans doute aussi chez le peintre Chagall (et dans certains films de Federico Fellini). Pour aborder la question du cirque chez Novarina, une « interprétation religieuse » est en effet tout à fait possible… Allant peut-être un peu dans le sens de notre idée mais s’exprimant de façon plus générale, Christine Ramat explique dans la conclusion de son livre : le carnavalesque comique n’est pas aussi a-religieux que Mikhaïl Bakhtine le laissait entendre dans son analyse » 130 ; on le voit, la grille bakhtinienne n’est pas toujours applicable au carnavalesque comique tel que pratiqué par Valère Novarina (et il faudra nous pencher plus longuement sur cet aspect des choses).

Notes
119.

Christine Ramat, Valère Novarina.La Comédie du verbe , op. cit., p. 330

120.

Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Gallimard, Collection « Tel », Mesnil-sur-l’Estrée, février 2010, p. 415.

121.

Ibid, p. 285.

122.

Ibid, p. 206 et p. 351

123.

Ibid, p. 317

124.

Ibid, p. 235

125.

Ibid, p. 315.

126.

Ibid, p. 374 et suite.

127.

Ibid, p. 370 et suite.

128.

Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe, p. 155.

129.

Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, p. 351.

130.

Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe, p. 395.