1.2. Un nouveau type d’épopée comique

1.2.1. Œuvre-monde et art total

→ Un refus catégorique d’une esthétique du fragment

Les romans de Rabelais se présentent comme de véritable épopées comiques (surtout pour le Quart Livre qui peut se lire en partie comme une parodie d’Odyssée). Or, cette dimension épique caractérise également la littérature de Novarina : il y a du souffle, et comme un vent d’aventure(s), dans cette mise en scène du langage : on pourrait même affirmer que Le Drame de la vie et La Chair de l’homme sont des épopées rabelaisiennes, comiques et enlevées. Avec Ailleurs, Michaux (et les amateurs d’épopées pourront le lui reprocher) avait en mains la matière d’une épopée ; il aurait pu refaire Gulliver, proposer une sorte de roman d’heroic fantasy – ou écrire une pièce à la Novarina. Or, quitte à paraître paradoxal, affirmons que notre dramaturge (plus rabelaisien que Michaux de ce point de vue) croit encore au roman, lui qui, avec Le Drame de la vie, La Chair de l’homme et La Lutte des morts (voire Le Babil des classes dangereuses), a même écrit de véritables épopées au fond très comparables au Quart livre.

De son côté, Rabelais avait d’ailleurs des qualités de dramaturge : la première apparition de Panurge (et son feu d’artifice de langues dans le Pantagruel), les guerres en général, les combats, les festins, les hésitations de Panurge dans le Tiers livre, la frayeur comique de ce dernier pendant la tempête, la scène des moutons : tout cela relève de la farce. Jean-Louis Barrault et les novariniens Buchvald/Merlin/Paccoud/Znyk – qui, par un hasard plus qu’objectif138 – proposèrent une version pour la scène juste après la tournée de L’Origine rouge, l’ont compris : il y a clairement là matière à théâtre. Dans les romans rabelaisiens, il y a même, de fait, beaucoup de dialogues tout prêts, des dispositifs pouvant faire théâtre (listes, effets de répétition, d’accumulation, gags, jeux d’allusions, de mots, etc.) et susciter le rire.

Pour mieux nous convaincre de cette parenté entre ces romans et le théâtre novarinien, lisons ce texte de présentation139 de la mise en scène de Claude Buchvald :

Quel appétit pantagruélique que celui de Claude Buchvald ! A l’incitation du comédien Daniel Znyk et depuis de longs mois, elle œuvre à une traversée des cinq livres de Rabelais ! Ensemble, ces dernières années, ils avaient voyagé en « Novarinie » […]. Autant d’échappées funambules dans la langue du poète. Après Novarina, il devenait logique d’en venir à la source […].
L’épopée de Gargantua reprend sa route comme depuis l’an1532 les mots n’avaient cessé d’aller leur chemin, à notre rencontre, ici dans ce monde sauvage et inquiétant : « Brûlez, tenaillez, cizaillez, noyez, pendez, empallez, espaultrz, démembrez, exentrez… » Il faut avancer par bonds, bribes, guerres, turbulences, avec des haltes en pays farcesques, là où le rire nous secoue en tempête.
De la naissance à l’ultime voyage, sur la frêle et splendide embarcation du théâtre, nous irons d’énigmes en prophéties avec pour seule boussole la plus belle langue du monde […].
Pour fêter la langue dans cette drôle d’Odyssée, Claude Buchvald a fait appel au compositeur Christian Paccoud. « Le son appelle l’espace, le son fait sens et génère le jeu. Voix, son, instruments s’entrechoquent et créent l’événement polyphonique […] Tout est nourriture pour nos acteurs-chanteurs et musiciens. » A table ! 

A son tour et à sa manière, Novarina rend tous les clivages (théâtre/roman, notamment mais encore opéra/opérette/opéra bouffe, etc.) complètement poreux et parfaitement caducs : pour lui, qui est de surcroît publié en Poésie/Gallimard et qui écrit par ailleurs des textes relevant de l’essai, tout cela semble ne pas vouloir dire grand chose ; chercherait-il à proposer, les muses aimant les chants divers, un nouveau genre littéraire à partir des quatre grands genres en présence et en s’inspirant d’une multitude (cf. cirque, danse, sport, marionnette, cinéma burlesque, etc.) de formes d’expression différentes ?

Ce qui est certain, c’est que même si l’on considère des pièces plus courtes, il y a chez lui refus d’une esthétique du fragment. Il faut que cela se déploie rabelaisiennement. Pas question pour lui de rester dans des formes courtes. Les Diablogues de Dubillard, les sketches de Raymond Devos et les poèmes cocasses de Jean-Pierre Verheggen sont pourtant comparables en partie (cf. absurde, jeu avec le vide, invention verbale, dérision, imagination, parodie, etc.) au travail du dramaturge ; de même, Un mot pour un autre de Tardieu ressemble beaucoup à certains passages du Drame de la vie ou de La Lutte des morts, mais cela reste une saynète très réussie tandis que les deux pièces citées ont clairement à voir avec le genre épique – et nous allons essayer d’illustrer notre propos en parlant pour commencer de la geste rabelaisienne de Claude Buchvald.

Notes
138.

Rabelais … Mordegrippipiotabirofreluchamburelucoquelurintimpanemens était le titre de leur spectacle.

139.

Brochure T.N.T., Saison 03-04.