1.2.2. L’épopée d’une toupie

Nous ne sommes cependant pas en présence, avec La Lutte des morts, Le Drame de la vie ou La Chair de l’homme, d’épopées classiques. Tout d’abord, si l’on excepte certaines pièces de Shakespeare et de Claudel voire le travail d’un Jean-Claude Carrière et de Peter Brook sur le Mahabaratha, l’épique est assez rarement monté/montré sur scène. Mais il y a peut-être ici, justement, comme un retour aux sources, un retour aux « paroles ailées » d’Homère. Ce dernier est d’ailleurs parfois perçu comme un conteur ; or, on verra qu’il y a aussi du conteur chez Novarina – et pourtant, dans son cas, il n’y a pas d’histoire : voilà toute l’étrangeté de cet épique là.

En outre, une épopée va de l’avant ; il y a un mécanisme, tout un enchaînement de situations différentes qui se déroulent devant nous avec une certaine précision. Il y a là l’idée d’une avancée, d’un souffle voire d’un tapis qui se déroule et nous emporte avec lui ; c’est, semble-t-il, l’avis de Jean-Luc Steinmetz qui, dans L’Impératif nominatoire, cite une expression de Michaux allant un peu dans le sens de notre idée :

Il nous entraîne dans le puissant déroulement des grandes nomenclatures primordiales ou s’énoncent les différences ; l’unique de chacun papillote d’éclats phoniques, cependant qu’une vertigineuse continuité, « tapis roulant en marche » (Michaux), suit son cours, où la mort n’a pas plus de raison d’être qu’une encoche. 140

Ainsi donc, si le geste novarinien s’apparente à une geste, l’épopée en question n’avance pas ; c’est plus un siège qu’un voyage. Ici, l’épopée tourne à vide. Ou alors en spirale. Recommençant toujours. Se déployant en rosace(s). C’est l’épopée d’une toupie.

De plus, l’idée de confrontation avec autrui voire de guerre et de conflit est souvent à l’œuvre dans l’épopée, que ce soit chez Homère ou chez Rabelais ; or, c’est encore le cas chez Novarina même si, chez lui, ce sont plutôt les mots eux-mêmes qui se confrontent et s’expliquent entre eux. En somme, on ne sait pas trop de quoi parle l’épopée novarinienne mais une chose est sûre : il y a épopée. Une épopée sans histoire(s) certes, mais ou il se passe cependant beaucoup de choses en ce que tout comme chez Rabelais, cela « grouille » merveilleusement au niveau des mots et du langage. Dans ces pièces, la seule à cédille nous enchante : c’est un festival étourdissant, un carnaval fabuleux et en mot : rabelaisien.

Pourtant, les lecteurs modernes, ceux de Melville (cf. Moby Dick) et pourquoi pas de Verne (cf. Michel Strogoff) ou encore de Tolkien (cf. Le Seigneur des anneaux) seront peut-être déstabilisés par l’épopée telle que pratiquée par l’auteur du Drame de la vie et de La Lutte des morts ; dans les trois œuvres à caractère épique citées ci-avant, on fonctionne encore, non sans bonheur, sur un schéma classique : celui, en gros, de la lutte contre le Minotaure (cf. la baleine blanche), du récit(/cycle) d’aventures et de la Quête du Graal.

Or l’enjeu de l’épopée novarinienne n’est pas vraiment de reconduire ce type de schéma. Il y a ici proposition d’autre chose, de très difficile à définir – d’où la difficulté qui consiste à (prop)oser des réponses. De plus, l’épopée – songeons à L’Enéide – parle au nom d’un groupe – en général assez précis – d’un peuple, d’une communauté. Ici, ce n’est pas le cas, sinon qu’il s’agit de l’humanité en général. L’incipit du Drame de la vie semble nous renseigner : « D’ou vient qu’on parle ? Que la viande s’exprime ? » Bref, c’est l’homme (l’Animal du temps, le Vieil Adam parlé) qui est concerné, représenté même, par l’épique novarinien – mais n’était-ce pas déjà le cas dans l’Iliade et l’Odyssée ? Quoi qu’il en soit, dans les pièces précédemment cités (cf. La Lutte des morts, La Chair de l’homme et Le Drame de la vie), Novarina se montre de fait beaucoup plus baroque et excessif que sobre et minimaliste et cette option relève encore, nous semble-t-il, du genre épique de façon générale.

Notes
140.

Jean-Luc Steinmetz, « L’impératif nominatoire », Europe, op. cit., p. 11.