2.1.2. Le banquet novarinien

Avant d’évoquer à nouveau Rabelais, il nous faudrait ici remonter encore un peu le temps, aller voir du côté des grecs et évoquer la « SKENE » (cf. « table ») en citant le passage d’un article de Claude Buchvald :

J’ai préparé la mise en scène du repas en travaillant Le Banquetde Platon. La configuration était la même : un chœur autour d’une table, c’est la parole qui s’échange. Le cœur de la tragédie grecque fait entendre une seule voix, c’est une entité, tandis que le chœur du Repas découvre des solitudes très individualisées, est plus proche de la Cène. […] Autour de cette gigantesque table et sur ces tabourets en fer extrêmement hauts, ils ressemblaient à des petits bonshommes en suspens, en partance.  141

Dans cette mise en scène (cf. « gigantesque table », « tabourets extrêmement hauts »), on pourra aussi songer à un « babil » d’enfants (cf. petits bonhommes) en train de goûter (la langue ?) ou de fêter un « non-anniversaire » – ceci dans le cadre d’un « dîner chez les fous » (et à l’image en cela d’Alice, du loir, du Chapelier Fou et du Lièvre de Mars) même si Claude Buchvald a raison de mettre en avant l’idée de Cène : dans chaque pièce ou à peu près, une cénotable est en effet dressée, présentée par Olivier Dubouclez comme une « table oratoire »142 (ce qui renvoie plutôt au Banquet platonicien). Cette table, elle n’est peut-être en bois : la phrase « le sol d’où nous venons, où nous irons et qui est notre table » (A.I., p. 51) semble même indiquer qu’elle est faite de terre.

Dans un autre article143, Christine Ramat (qui parle, elle, d’un « archibanquet grotesque ») nous rappelle que la Cène fit depuis longtemps l’objet d’une « utilisation comique  », évoquant notamment les « festins loufoques » de La Coena Cypriani (« texte latin anonyme, composé entre le Vème et VIIème siècle » et présenté comme la « source principale du rire médiéval ») et l’ « inépuisable faconde » de Béroalde dans Le moyen de parvenir.

Pourtant, c’est à l’art de Maître Alcofribas (Christine Ramat le cite bien sûr aussi, lui et ses « ripailles farcesques ») que la langue elle-même, le corps du texte (par son caractère vivant, dense, et charnu) nous fera songer : comme chez Rabelais, la langue de Novarina a en effet quelque chose de solide et de roboratif ; elle a de ces « robustes outrances » dont Flaubert parle à Louise Colet. Ici, il semblerait même que la pensée « siège dans l’panse, non dans les lobes parties du front » (L.M., p.441) : pensant comme un roseau, loquace à sa façon, le ventre n’est pas mou, la panse pilote l’homme et le mène toujours à bon porc (on sait combien le « porcif est récurrent dans l’œuvre) ou à toute autre nourriture, parfois spirituelle. Message simpliste mais impérieux, le ventre est comme un Dieu, le ventre est un grand maître, chez Rabelais et ou chez Novarina – mais le ventre est aussi celui de Marie, celui qui contient un Dieu petit qui respire-clignote comme un néon disant Je suis).

Notes
141.

Claude Buchvald, « L’offrande invisible », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 235-236.

142.

Olivier Dubouclez, « Portrait de l’acteur en personnage : l’acteur et ses masques dans le théâtre de Valère Novarina », La bouche théâtrale, op. cit., p. 61.

143.

Christine Ramat, « Opérette théologique, théologie d’opérette :les paradoxes d’une dramaturgie spirituelle », La bouche théâtrale, op. cit, p. 97.