2.1.4. Repas d’idées et d’abstractions

Dès Le Discours aux animaux, cette thématique apparaît, la solitude radicale du je étant en partie rendue possible par un certain type de foi : « J’ai mangé Dieu huit ans durant » (p. 99) mais on pourra aussi « manger de la science » ; autres modalités : « croquer des erreurs » (C.H., p. 55), « manger du souvenir » (C.H., p. 69), « manger […] de l’action » (C.H., p. 69) ou « manger toute la gamme des émotions qui m’étaient prédestinées » (V.Q., p. 46), une de ces métaphores, « manger de la souffrance » (C.H., p. 367), étant peut-être à rapprocher de la « dépression nerveuse en conserve » (c’est l’entrée), de la « dépression nerveuse du chef, c’est à dire faite maison » (c’est le plat de résistance) rêvées par Clément Rosset (terrible menu évoqué dans un journal, Routes de nuit : épisodes cliniques, où il raconte encore : « Stéphane trouve le menu à sa convenance, mais moi je trouve qu’il y a tout de même trop de dépression »).

Comme dans le cadre d’une opération mathématique, ces mangeries (/changeries) pourront déboucher sur autre chose, d’autres perceptions : « mangeant le remords avec le poisson, j’en déduisis une vue » (C.H., p. 261).

Toutes ces propositions sont souvent très abstraites  – « l’espace et le temps sont de la matière d’ici, mangeons-en le contenant » (J.R., p. 55) – même si, en fonctionnant avec dans la tête des catégories philosophiques, une phrase comme « l’espace est mon aliment »  peut se comprendre comme : les choses qui m’entourent me nourrissent à l’occasion. Idem pour l’idée d’un « réel qui se mangerait », comme les marchandises proposées par « Prisupof » (J.S., p. 31). C’est qu’il y a réciprocité, entraide, échange de bons procédés : « Reproduction du monde a eu lieu par les orifices et le mangeage du monde a eu lieu par nos actions » (C.H., p. 115) : voilà en partie en quoi consiste le « mystère de manger ».

L’idée très novarinienne de «manger dans son esprit » se retrouve un peu dans ce conseil : « Silence, écoutons les mangeoires de nos cerveaux, entendez comme le temps est rapide » (A.I., p. 172) : en quelque sorte, on s’entend mangé, en train d’être mangé (si les mâchoires sont sachantes à cet égard, c’est qu’elles savent pertinemment comment tout cela fonctionne).

Ici (on est au théâtre), la nourriture est en bois et Jean qui corde nous le rappelle : « Nous buvons du faux vin, nous mangeons du faux pain, nous prononçons des fausses paroles » (« Vous pouvez y aller : c’est du faux painh, du faux vinh, pour nourrir vos faux corps avec du rien. Rhien. ») mais c’est peut-être aussi dans le sens où, comme le Chantre (s’exprimant juste après Jean) nous l’explique, « [nous] mangeons par l’orifice du langage toute la matière du monde créé par Dieu ici répandue » (p. 174). C’est un rappel du rôle double que joue la bouche sur la scène du monde : parler et manger – deux actions volontiers confondues chez Novarina (il pourrait écrire "parler-manger"), ce dernier émettant même l’hypothèse pataphysique de bouches savantes, de mâchoires sachantes voire de pansée et d’orifils  conscients.