2.2.2. « Mangez des ours ! »

L’obsession cannibale n’était pourtant pas le propre de Rabelais (ou alors l’homme ingéré ressort in fine comme Jonas et Pinocchio recrachés par la Baleine) ; chez ce dernier, la mangerie monstrueuse s’appliquera plus volontiers à l’animalité comme au début du Pantagruel où ours et/ou vaches « faisoient » le régal du nourrisson :

[…] quelque foys que un grand ours, que nourrissoit son père eschappa, et luy venoict lescher le visaige (car les nourrisses ne luy avoient bien à poinct torché les babines), il se deffist desdictz cables aussi facilement que Samson d’entre les Philistins, et vous print Monsieur de l’Ours, et le mit en pièces comme un poulet, et vous en fit une bonne gorge chaulde pour ce repas.  147

Illustrant ce type d’effets de disproportion, Gustave Doré (que l’entier François Bon semble n’aimer guère) proposa d’ailleurs des dessins où la mangerie était plus suggérée que chez Goya où elle est terriblement, atrocement effective. A l’occasion, Novarina évoquera ce type de repas monstrueux : « mangé quinze veaux » (D.A., p. 315) – et n’oublions pas le slogan « Mangez des ours » (O.I., p. 38) qui semble faire écho au repas de Pantagruel.

Pourtant, en règle générale, l’obsession novarinienne de la nourriture ne concerne pas l’animal vivant mais bel et bien l’homme – et on ne se contente pas de la pomme d’Adam (c’est à dire de sa tête) car ici c’est l’être humain entier qui est guetté (damoclessiennemement, pourrait-on dire), par l’horreur de la mangerie ; c’est que vieillir, c’est être mangé un peu – la métaphore du temps rognant notre avoir rejoignant celle (utilisée notamment par Roland Dubillard) de l’homme vu comme une cigarette fumée par Dieu – ce qui, gainsbouriennement parlant, apparenterait l’homme à un cigare de type "Havane".

Dans Je suis (p. 132), on annoncera, comme pour un menu, des « mangeurs » qui ne sont autres que des mangés en puissance, des futurs mangés – par soi ou par autrui. Mais on peut aussi comprendre, et cette hypothèse tient peut-être mieux la route, que les vrais aliments sont ici les mots – ou qu’on peut manger le monde dans son esprit. Au fond et cela dit, la novariture concerne surtout la langue et c’est pourquoi on peut parler d’une véritable mangerie-parlerie chez Valère Novarina ; n’oublions pas que « [la] parole est une nourriture », ce qui rejoint bien sûr la notion biblique de manducation de la parole (sans oublier le rôle que joue le vin dans la liturgie chrétienne).

Notes
147.

Rabelais, Pantagruel, Le livre de poche, Paris, 1972, pp. 71-72-73.