2.2.3. Il ne faut pas boire son prochain

Chez Novarina, il semblerait qu’on se nourrisse surtout d’autrui et c’est donc peut-être la piste du vampirisme qu’il nous faudrait explorer. Comme à la paille, on prélève du soi à autrui afin de « [vivre] de vies vite bues » (J.S., p. 57), la victime étant parfois consentante : « Oreille, viens me boire la tête si tu écoutes » (D.A., p. 259). L’œuf gobé pourra non seulement l’être par soi mais même être soi dans une certaine mesure : « j’ai […] bu l’animal qui est dans ma peau » (D.A., p. 198). On pourra aussi « [n’aspirer] rien que des erreurs » et « [avavaler] tout à l’envers » (D.A., p. 46). Dans La Chair de l’homme, on parlera de « regards avalés » (p. 137) et d’un « lieu […] que nous avalons » (298), l’auteur évoquant décidément toutes les modalités d’ingestion (manger, boire, avaler, croquer, etc., etc.).

La métaphore liquide est sans doute à mettre en relation avec le mystère de la communion : « je coupa Dieu de moi, et j’en fis un grand sang que je buvis » (D.A., p. 301), "se faire du mauvais sang" et "se faire un sang d’encre" étant ici plus ou moins retravaillés (de même, l’idée de couper Dieu s’applique peut-être au vin, parfois coupé avec de l’eau). Un certain vampirisme n’est donc bien sûr pas loin : « je désire votre sang » (C.H., p. 359). Parfois, la soif se confondra avec la faim et on verra (in O.I., p. 47) un chien mordre de la soif (sic). Ailleurs, on prophétisera : « Votre soif aura soif de même-la-soif : car vous êtes le Mangeur Monument », phrase particulièrement sibylline.

On pourra aussi choisir de se boire soi-même mais dans ce cas, ce qu’on boit, c’est peut-être du bois : « La suite de moi est en bois. Maintenant je le bois » (C.H., p. 149) mais il se peut donc que cela « compte pour du bois » ; autre exemple : « Nous avons tous très soif de plusse de nous » (O.R., p. 100).

Comment étancher cette soif ? Autrui est une solution ; il faut passer par autrui pour continuer à être soi, se développer, se reproduire, etc. En cela, il y a consommation d’autrui, boisson et mangerie – et de soi par autrui. « Boire Dieu en soi » est une autre possibilité : […] calice bu avec la lie […], je me bois toi-même, comme l’eau a bu la soif. » (A.I., p. 171) : si Dieu est une essence, c’est peut-être qu’il est liquide et volatil comme du gasoil – quant à nous, nous serions donc comme des véhicules qui carbureraient à Dieu ; dans cette optique, la « Station Dunlop » est peut-être une sorte d’église où l’on va faire le plein, le super s’appelant Dieu.

Il semble que s’auto suffire est compliqué. Quant à « quitte la soif ! ne bois plus le sang » (D.A., p. 153), le conseil est difficile à suivre, surtout pour qui a pris goût (l’idée est empruntée à un titre de Dubillard) à « boire son prochain » – "Aspire (/Absorbe/Gobe/Consomme) ton prochain comme toi-même" étant une variation à laquelle l’auteur (parodiant volontiers la fameuse phrase du Christ) n’a pas pensé.