2.2.4. Grand gobant et Mangeurs Ouraniques

→ L’ombre de l’ogre

Ce serait à développer mais il nous semble que la manière novarinienne d’évoquer la nourriture est encore plus tournée – mais comiquement (c’est tout le paradoxe) – vers la mort. Certes on peut aussi sentir cela dans l’œuvre de Rabelais (œuvre où, comme dans celle de Shakespeare, tout se tient) mais dans une proportion moindre. Pourtant, Pan et Dionysos, qui ont leurs zones d’ombres (viols de nymphes, etc.) et les même cornes que le diable, ne seront pas absents (par le biais du rire notamment) du banquet novarinien, banquet qui pourra parfois nous rappeler l’art pictural d’un Goya qui, comme on le sait, a pu représenter des mangeries ouraniques. Beaucoup plus bon enfant, on connaît un dessin de Doré illustrant Rabelais et qui rend compte d’une situation cauchemardesque, du point de vue de celui qui n’est pas du bon côté de la fourchette. Perrault, enfin, dans Le Petit Poucet (dont nous reparlerons plus tard) nous proposera, lui, une mangerie d’ogre telle que suggérée par un autre dessin de Gustave Doré où l’on voit des enfants essayant de se cacher pour éviter de se faire dévorer. Autant d’œuvres à rapprocher du rapport novarinien à la nourriture – mais il nous faudra peut-être plus tard nuancer notre propos en nous penchant sur la dimension plus évidemment comique des mangeries novariniennes. Pour l’instant, recensons d’autres figures éminemment ogresques ; on en trouve notamment dans Le Discours aux animaux : « J’ai croisé hier le petit Hugues […] je lui ai mangé la main […]. Je l’ai tué et digéré pour me renourrir de son être » (p. 302) ».

Même si l’on y parle du même sujet, l’horreur sadienne à l’œuvre dans un roman contemporain comme le Dragon rouge de Thomas Harris (où l’ogre est un serial-killer particulièrement pervers) sera ici désamorcée par la manière toujours humoristique d’évoquer cannibalisme et « ogrerie » ; de plus, c’est souvent pataphysiquement que s’effectuent les mangeries : « en pensée […], j’ai mangé trois enfants : Alban, Mélan, Jean Blanc, Robert-le-Blanc : on voit encore ici au sol leurs six nombrils répartis sans assiettes ». Cela posé, il semblerait que la figure ogresque novarinienne soit un champion toutes catégories : « j’ai mangé mille cadets » mais on se lasse de tout : « j’éprouve plus aucune faim pour les milliards qui restent » (D.A., p. 108). Mots déjà proches, « marmaille » et « mangeaille », ici, se mélangent  vraiment : on peut en rire (et il s’agit d’en rire) et pourtant l’horreur n’est pas loin. De même, dans La Chair de l’homme (p. 164), on tombera sur ce récit terrible :

‘Les enfants sont amenés vivants de vivaces : Lucienne, trois ans […] ; Louis-la-morve-au-nez, la huitaine. Les enfants sont malmenés longtemps : punis avec des piquets, puis endormis de force dans leur sommeil privé d’assiettes […]. Il les bat un à un et les mange. ’

A la page 411 (in C.H.), on se place sur un plan plus symbolique : en effet, ce sont les « noms des gens et des enfants et des contre-gens et des femmes d’ici-bas » qui « ont été aujourd’hui réunis dans ma bouche », cette bouche étant peut-être la scène d’un théâtre intérieur qu’il s’agit de transposer dans la réalité. Dans Vous qui habitez le temps (p. 21), on pensera plus au loup de Perrault et à ses grandes dents qu’à un ogre proprement dit : « venez plus près dans mes deux yeux et penchez-vous dedans ma bouche » (mais la patte reste novarinienne). Dans la chanson du Reclus d’Oléron (V.Q., pp. 38-39), où un père donne à son fils un mort pour s’amuser, on réalisera que, comme chez Rabelais, l’horreur peut être très précoce.

Dans L’Opérette imaginaire (p. 60 puis 62), l’horreur de la mangerie s’applique aux siens (Ce que j’aime le mieux / C’est manger ma sœur / C’est manger son cœur ») : c’est un peu Ugolin revisité (car cela reste dans la famille), Novarina cocassifiant encore les cercles dantesques de l’Enfer ; dans « j’eus deux enfants avec ma mère que je dévorai immédiatement » (D.A., p. 267), l’horreur est double : inceste + cannibalisme. Dans Le Jardin de reconnaissance (p. 78), on aura : « Il faut [manger] son frère pour être » et dans La Scène (p. 114), on pourra « [manger] sa mère » mais à condition de « l’avoir mâchée huit fois » (sinon, l’arrière-petit-fils du mangeur étourdi sera maudit). Dans L’Acte inconnu, l’horreur ogresque est encore là, à la page 155 : « Je tuai une enfant de huit ans ».