2.2.5. Une mangerie tout azimut

Si Alain Borer parle, à propos de cette œuvre, de « s’inviter à un extraordinaire repas de langue »149, on peut aussi, semble-t-il parler de « mangeries monstrueuses » chez Novarina. Monstrueuses parce qu’impossibles : « Mangeons les os et les autos » (O.R., p. 29), « Nous mangeons même la mort » (O.R., p. 45).

L’enjeu de cette mangerie tout azimut est de taille : il s’agit de « [prouver] au monde en le mangeant que [nous sommes] du réel au même titre que lui (O.R., p. 19), proposition  relativement réversible car il s’agit aussi d’aider le réel et l’extérieur (bref : le monde autour de soi) à exister grâce au travail du « salibrat des dents » comme on procède pour aider un arbre en coupant d’éventuelles branches mortes. Manger est comme la preuve du monde, la preuve qu’on n’est pas seul  (ainsi que le disait Guillaume Apollinaire) ; s’instaure donc ici, à partir de cette conscience, une sorte de fraternité avec le monde : « jamais nous ne nous fournirons autrement la preuve du monde qu’en le mangeant » (C.H., p. 138), tout cela (c’est comme une machine) fonctionnant en même temps : le monde est là, on le mange et c’est une manière d’affirmer et de prouver son existence, et l’existence de "soi le monde" ("soi le monde" étant un pendant possible à « autrui le corps ») : « Reproduction du monde a eu lieu par les orifices et mangeage du monde a eu lieu par nos actions » (C.H., p. 115).

Ces visions novariniennes de la nourriture (qui peuvent donc parfois évoquer Goya), ont un côté angoissant et inquiétant (voire horrible et insupportable) : c’est que s’il existait dans la langue française une poire d’angoisse et une soupe à la grimace, une « soupe de détresse » (O.I., p. 52) est le plat qu’il nous sert – tandis que Marlowe proposa, lui, dans Edouard II un menu fait de sangots. Quoi qu’il en soit, l’humour est là : « Vive la frite ! » (O.R., p. 94).

Les choses aussi s’inscrivent dans cette mangerie ; c’est le cas des voitures notamment et on parlera alors « d’autophagie », ce qui peut également s’appliquer au dessin de Dali reproduit ci-après. Pourtant, les « oitures » (cf. oie + voiture) ne sont pas les seules choses ingérées ; ainsi, dans La Chair de l’homme, L’Enfant avalant déclare :

‘J’ai mangé aujourd’hui une peugeot-citroën, une gourdine 24, un frigo, un didelio, un apsi 237, une couverture réchauffante à trois trous, un tronc fuchsia […] j’ai bu, rebu un cafallo, trois l’ambresques, du derduloque, de la verveine, un kilo d’aspics : je suis content, j’ai mangé ce matin la machine à laver ; je suis très-très content, je suis très content de mes dents.  ’

Toujours dans La Chair de l’homme mais à la page 163, on se nourrira en quelque sorte de chiffres à la façon d’un véritable « mangeur de factures ». Dans Je suis, on demandera « Donnez-moi à manger ce plancher ! » (J.S., p. 139) et dans L’Opérette imaginaire (p. 27), il s’agira de « reprendre avec ses doigts » la « portion vivante du monde », etc.

Dans L’Acte inconnu, la « Machine à manger de tout » semble s’emballer ; ici, quand on mange, c’est « avec [sa] tête de trente-deux dents » (A.I., p. 170) : toute la mâchoire est engagée dans la mangerie ; pas question de chipoter : on « mange le pain trois fois triple ! » (p. 171), on a « faim et refaim » (p. 170), on [mange] le monde jusqu’au bout » (p. 169) : bout du monde ou de sa vie ? Ce n’est pas dit... A la page 170, on décrète « le monde est ma pâture » et à la page 33, les Grands Officiels du Trou Huit (sont-ce des frérogres ?) se présentent ainsi : « nous buvons le monde en hanap de plastique, nous mangeons les bords de l’univers avec nos dents arrière et nous plantons devant les dents de d’vant. ». Quant à la Femme Spirale (A.I., p. 175), elle conseille : « Mangeons la vie et renouvelons le déroulement de son drame par des chansons votives ». On mange même du « silence » (p. 174) voire des « [raisonnements] » (p. 170) et certains (p. 90) sont nourris « uniquement de slogans » (mais ce n’est pas le plus roboratif des plats).

Le thème de la chose non-mangeable qu’on mange tout de même fut bien sûr abordé par Chaplin dégustant comiquement des semelles et des lacets (Harpo procédait de même150) mais encore par Queneau dans une sorte de chanson absurde avec, cette fois-ci, l’ingestion d’une pendule par « lami Bidard » :

Il avait lair si estomaqué / Que jlui ai dmandé dsesspliquer / Eh bien voilà me dit-il / J’viens davaler ma pendule / Alors jvais chez lchirurgien / Car j’ai une peupeur de chien / Que ça mtombe dans les vestibules […] / Un mois après jrevois mon copain / Il avait l’air tout skia dplus rupin […] / J’ai su lestomac un petit cadran / Je vends lheure à tous les passants […] / A la fin ltype issuicida […] / J’préfère être pendu qupendule […] / Mais lorsqui fut dans ltrou ah skon rigola / Quand au fond dla bière le septième coup dmidi tinta. 151

Il n’est pas innocent que l’objet ingéré soit une pendule, la mangerie ayant éventuellement à voir, comme chez Novarina, avec le temps qui passe.

Notes
149.

Alain Borer, « Novarina L’Hilarotragédien », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 73.

150.

Dans Les Marx Brothers ont la parole (Points-Seuil, 1995, p. 65), Robert Benayoun écrit à propos d’Harpo : « Sa préférence pour l’immangeable, l’indigestible, l’inassimilable procède d’un besoin d’investir l’univers en l’avalant comme font les enfants ».

151.

Raymond Queneau, L’Instant fatal, « La pendule », Poésie-Gallimard, Paris-Mesnil-Ivry, 1966, pp. 102-103.