2.2.6. Manger/changer et faim/fin

Le fait même d’être à table est évoqué mais il y aura retravail : on remplacera « A table !» par « A chaise » (C.H., p. 77), on parlera de « repas reproductif » (C.H., p. 116), de « repas de respiration » (C.H., p. 479) ou de « repas funèbre » (C.H., p. 136) et le verbe manger sera, lui, rapproché de bien d’autres vocables : « changer » tout d’abord (nous y reviendrons) mais aussi « danger » (C.H., p. 110), « venger » (C.H., p. 69), « manquer » (D.A., p. 276) et « mélanger » (C.H., p. 107). Quant à « mâcher », s’il se voit rapproché de « marcher » à la page 340 de La Chair de l’homme, c’est peut-être qu’il faut avoir mâché pour pouvoir marcher (Mâchons ! Mâchons !) comme il faut manger (Mangeons ! Mangeons !) pour espérer changer. 

Ici, même un titre comme La Chair de l’homme (cf. chaire et bonne chère) est phonétiquement ambigu voire antrigu (si l’on veut) et à travers l’expression « Passant, regarde ce qui se passe dans ton assiette » (C.H, p. 236), l’auteur utilise l’équivalent trivial d’un précepte bouddhiste ou stoïcien ("Balaye devant ta porte !" et "Occupe-toi de tes oignons !" n’ayant pas été retenus). Autre expression procédant sans doute, elle, d’un sourd retravail : avoir la bouche « comme une erreur au milieu de la figure » (J.S., p. 173).

On jouera aussi sur l’homophonie faim / fin, dans « votre faim est sans fin » (C.H., p. 65) et de manière plus cryptée dans « Nous consommons tous les plats et cependant la fin est là » (C.H., p. 143). En plus de la faim et de la fin, le mot « pain » (cf. jour sans fin et jour sans pain) n’est pas loin, goût du pain et goût du temps se confondant parfois, comme à la page 42 de Je suis. On évoque aussi (A.I., p. 170) le mot « refaim », qui ressemble un peu à un refrain.

Autres rapprochements : « manger » / « manquer » (dans « Le temps mange du sable ; l’homme manque de sable, et il mange son temps parti avec » in D.A., p. 276) et « ventre béant » / « ventre néant » (C.H., p. 148), soit en puissance un ventre géant par suppression-adjonction – un peu comme pour « Reprends une dose de présent » (O.I., p. 24) qui procède sans doute de "Reprends de la purée" et autres "Reprends un morceau de rôti".

Mort et malheur côtoient souvent la mangerie : le « repas de terre » par exemple, par opposition à « crâne d’action » (J.R., p. 96), s’il évoque une mise en terre, évoque aussi les pissenlits, de ceux qu’on mange par la racine ; de même, omnivore, on « [fera] sépulture de tout » dans L’Origine rouge (p. 45) – cependant qu’un proverbe terrible nous rappellera cette injustice : « Ici sur terre : les uns mangent, les autres se désespèrent » (C.H., p. 148).

Il y a aussi un « désespoir des choses qui se laissent manger » (C.H., p. 195), ce désespoir (qui est dit « à son comble » dans La Chair de L’homme) s’appliquant sans doute aussi aux « mangés conscients de l’être » ("l’homme est l’animal qui sait qu’il est mangé" se présentant comme un ajout possible à la liste des définitions évoquée ci-avant). Cela posé, le désespoir en question s’exprime presque toujours de façon cocasse et l’on n’est jamais très loin, comme ici avec le « laisser-manger », des montres molles de Dali ou de la confiture telle que chantée par les frères Jacques (« ça coule partout / ça dégouline / pourquoi y a-t-il des trous dans le pain ? »). Dans une chanson de L’Opérette imaginaire (p.22), on fera rimer « gigoté » et « grignoté » (gigue, gigot et l’argotique "J’y go"figurant peut-être dans le sous-texte).

A contrario, manger pourra être présenté fièrement (on criera presque "Fat and proud !") et de façon beaucoup plus positive (il y aura même une « Chanson des gros ») comme l’affirmation d’un désir de continuer à vivre et le moyen privilégié de passer d’un état à un autre ; ici, on mange pour changer le monde, avoir une action sur lui : « Nous mangeons si violemment que, par mélange de tout, c’est un autre monde demain qui va sortir de nous » (C.H., p. 107). Autre transformation, celle-là plus  imperceptible, il semblerait qu’à partir de la page 116 (in C.H.), les mangeurs se changent en dormeurs et en « dormants », le sommeil étant peut-être comme un début de la fin en même temps qu’une fin annoncée de la faim, une délivrance, une libération – cela dit, passer de l’état de mangeur à celui de dormeur n’est pas forcément un frein à la mangerie si l’on tient compte (et dans l’optique novarinienne : il faut le faire) du proverbe "Qui dort dîne".