Dans La Chair de l’homme, mort et nourriture sont associés/mélangées à la page 136 : « Nous sommes ici à la fois une tombe et comme une eau de naissance : de la pourriture et de la nourriture ». Comme souvent chez Novarina, tout est vrai : une chose et son contraire : dans La Chair de l’homme, on dira « C’est par la bouche qu’on commet le crime » à la page 362 et « Nous ne pourrons communiquer la vie que par la bouche » à la page 64, dualité taoïste se retrouvant un peu dans une association bizarre comme « mordeur jaculier » (C.H., p. 115) et dans une maxime de vie comme « Vivre et saigner » (C.H., p. 157).
Une certaine morbidité comique sera toujours plus ou moins de mise ; ainsi, à la question « Qu’as-tu donné à manger à ton cadavre de corps ? », on répondra « Du cadacre » (C.H., p. 461) mais si « [les] cadavres se nourrissent de cadacre », ils boivent aussi du « bouillon de onze » (C.H., p. 111). En ce qui concerne les morts en puissance, il s’agit de « manger vivants du vivant pour devenir des cadavres » (O.I., p. 16), ce qui a quelque chose de déprimant.
S’il y a (voir plus haut) un « mystère de manger », il y a encore un drame du mangeage, une ironie à manger : « Manger est nous transformer en un mort et cependant manger c’est vivre » (R., p. 112). C’est un renversement de la proposition moliéresque (cf. dialogue Maître Jacques/Harpagon) ; ici, il faut manger pour mourir – cela nous rappelle aussi une situation paradoxale du Voyage au bout de la nuit : Bardamu mange des boîtes de conserve tout en sachant qu’il les vomira mais pour les vomir, il faut d’abord les consommer. De même, l’homme sachant qu’il va mourir continue à manger pour continuer à vivre ; manger est comme un entraînement à la mort, une façon d’être prêt, en étant là le jour J. –"manger, c’est mourir un peu" en quelque sorte (au fond le « rien qui tombe tout le temps » est peut-être un aliment).
Dans L’Opérette imaginaire (p. 67), il semble que l’on croise de terrifiants zombies cannibales qui sont des « antipersonnes voraces à têtes cadavériques » – on est loin des « macchabées ronds et prospères » chantés par Brassens. Evoquons enfin et plus précisément le phénomène qui succède à la mangerie (lui-aussi, ce phénomène, a à voir avec la mort) ; ce sera, semble-t-il, une autre grande aventure, passionnante elle-aussi : « J’ai passé ma vie en profonde digestion » (C.H. p. 157).
Il semblerait qu’ici, Novarina soit très complémentaire avec Artaud, le créneau de ce dernier étant plutôt ce qu’il nommait fécalité, forme de mort à laquelle il s’agissait pour lui de se confronter dans une perspective alchimique et métaphysique voire alchimétaphysique. L’auteur de Falstafe reste cependant très proche de Rabelais, tel que décrit par Hugo (comme Bon nous le rappelle) dans son William Shakespeare : « J’ai cru que c’était une ripaille, c’est une agonie ; on peut se tromper de hoquet. Rions tout de même. La mort est à table. ». Quant aux « personnes voraces » évoquées précédemment, c’est plutôt au jarryque « Combat des Voraces contre les coriaces » qu’il nous fait songer.152
Nous faisons allusion à l’Acte V d’Ubu roi, le combat en question (signalons-le au passage) se terminant (un peu à l’image de ce qui se passe dans Le Drame de la vie) par une victoire écrasante des voraces qui « ont complètement mangé et dévoré les coriaces » (sic).