Pour résumer, on mange un peu de tout dans le "restaurant Novarina", un restaurant étrange et familier où se nourrir est aussi un réflexe parfois conscient d’autodéfense : « Nous ne mangeons que pour sauver la vie à quelqu’un » (O.R., p. 42) : supposons que c’est soi.
On nous le rappelle : « Ce que nous mangeons deviendra notre corps » (C.H., p. 109), idée très retravaillée dans L’Acte inconnu (« L’absorption de la matière me nourrit d’un trait. Et de cette manducation, je tire être […] Pour être, je dois tirer mon être d’une substance. A la nourriture, je dois tout»), où l’on se montre même très reconnaissant . « Salut à toi, nourriture ! Bénie sois-tu, nourriture ! (p. 129), remerciement évoquant une prière chrétienne (même si « Donnez-nous aujourd’hui notre pain de ce jour » devient « Passez-moi le poisson » à la page suivante) : par là, on remercie le monde et la nature-pâture : tout ce qui est contribue à nous faire être – et parfois autre : on mange en effet pour être mais également pour autre, autrer, être autre : « Toute viande nous fait autres ». Ici donc, la fréquentation d’autrui a du bon (novariniennement, ce n’est pas toujours le cas) : « Toute viande me fait autre, j’aime vous respirer » (A.I., p. 171).
« Persister en vianderie » passe par le « mangeage » et la « Victoire de la vie » vient de ce que l’on comble (mais toujours provisoirement) le « trou Miam » (in C.H.). Il s’agit en effet de se régénérer tout en appréciant « la vie vivante des choses nous [pénétrant] l’agréable intestin » (in C.H.) et de s’encourager en se disant par exemple « mordons dans l’présent » (O.R., p. 192) cependant qu’on mange le monde, et pas seulement dans son esprit : on l’use en le dévorant des yeux. Hélas (est-ce si sûr ?), il semble que le repas en question ne dure jamais bien longtemps : « Au banquet de la vie, trop rapide convive / J’apparus un jour et je meurs » (S., p. 68). Cela peut déboucher sur des questions eschatologiques : si la panse pilote, où nous conduit-elle ? Peut-être s’agit-il de se laisser guider et de s’en remettre aux « mâchoires sachantes » (C.H., p. 134). Bref, il semblerait que nous soyons en présence d’une pansée voire d’une véritable et roborative philosophie (gastrosophie voire) liée au ventre et à la bouche.
Dans un article, Guillaume Asselin aborde la question soulevée dans cette sous-partie : « Que le corps devienne ce qu’il ingère, c’est ce que Novarina ne cesse de répéter, lui pour qui le mystère de parler est inséparable du mystère de manger : "[…] idem sont la parole et le pain" (C.H., p. 109). »153 Etre, c’est être mangé, et se souvenir de tout ce que nous avons dévoré (C.H., p. 40). Celui qui mange est ainsi incorporé dans cela même qu’il mange […] », le phénomène "hostique" de la manducation de la parole au moment de la communion illustrant possiblement ce propos.
Enfin, la nourriture comme moyen de devenir autre n’est pas seulement un thème novarinien : il est peut-être même encore plus important chez Lewis Carroll qui fait subir à Alice de multiples transformations ayant à voir avec ce qu’elle mange et ce qu’elle boit, le résultat étant visible et parfois même tout à fait spectaculaire. Dans ces scènes, Carroll (qui était pourtant un "clergyman") nous paraît cependant moins mystique (disons qu’il nous paraît penser moins à l’hostie) mais après tout, nous n’en sommes pas sûr, le sous-texte "alicien" étant aussi riche, complexe et touffu que la "sabyrinthique" forêt novarinienne.
Guillaume Asselin, « Le sourcier de chair :du rapport de l’écriture au chamanisme », La bouche théâtrale, op. cit, p. 72.