2.3.2. Un cannibalisme rendu comique

Il nous faut évoquer à nouveau une autre option ; c’est que, chez Novarina, l’anthropophagie n’est jamais très loin : « Miam dans l’homme sandwich ! » (O.R., p. 95). Au fond, pas vraiment d’ogre dans l’univers décrit : tout le monde est un peu ogre (ou disons que l’homme est un ogre pour l’homme). Dans cet univers étrange, on ne ronge pas son frein mais on « ronge son enfant » (D.V., p. 184), un peu comme on croque le marmot. De fait, dans La Chair de l’homme, on y(/en ?) croque ; mais ce qu’il faut comprendre (enlevant les majuscules du titre), c’est qu’on y croque littéralement dans(/à même) la chair de l’homme. Malgré les images horribles que cela peut impliquer, le propos reste drôle, et le ton est parfois même tout à fait enjoué.

Dans la réalité, la joie de manger est aussi parfois liée au désir et à l’attente, à l’idée et à la perspective des plats (dont l’énoncé fait saliver, donne l’eau à la bouche) et pas seulement à la satisfaction proprement dite de « Messer Gaster » – comme dirait Rabelais. Or, chez Novarina, il semble qu’il y ait en fait confusion (voire identification ou assimilation), entre plats et noms des plats.

Parodiant un air enjoué connu (cf. sur le pont d’Avignon), on pourrait presque dire que, dans La Chair de l’homme, « on y mange ! on y mange ! ». C’est qu’il y a, comme chez Rabelais un entrain à manger et à remanger encore : « Ohé les tous, soyez beaucoup ! Vite et souvent, remangez tout ! » (C.H., p. 91) ; l’exhortation ressemble d’ailleurs un peu à l’injonction biblique du « Croissez et multipliez ! ». Pourtant, il peut aussi y avoir dans l’assiette une « chanson affreuse ». Cette chanson affreuse, c’est sans doute ce destin d’homme et de futur mangé qu’il s’agit d’assumer – car parfois, c’est soi qu’il y a dans le plat...

C’est peut-être le cas à la page 24 du Discours aux animaux : « trois cent convives subrepticement s’installèrent autour de moi affamés et joyeux ». Plus loin, les mangeurs se multiplient encore mais on comprend que le plat du jour n’est pas forcément le narrateur-auteur (qui fait même partie du « repas de banquet ») : « Nous levions loin de nos sièges nos huit mille couteaux sidéraux ». C’est sans doute le monde qu’on s’apprête à manger – pourtant l’ambiguïté reste présente : comme il nous l’est assuré dans Le Drame de la vie, « [nos] bouches sont faites non pour parler mais pour manger les gens ». On pourra par exemple « [manger] du papet grenoblois » (C.H., p. 134), prendre « [sa] sœur comme unique nourriture à son trou défendant » (C.H., p. 157), prendre le risque (si l’on a « mal travaillé ») d’être mangé par les « vrais ouvriers » (C.H., p. 59), boire trop « de têtes humaines » (D.A., p. 160) ou être «avalé soudain par une femme morte » (C.H., p. 252), cas double d’horreur (cf. revenant + cannibalisme) . Il y a encore des phrases ambiguës comme « je mangerai la langue des hommes » (O.I., p. 63). Quant au mot de viande, il s’applique aussi aux humains ; dans l’expression incongrue « Maire de Viande » (D.V., p. 254) par exemple, il y a l’idée d’une ville qui s’appellerait Viande mais aussi celle que le maire est en viande, fait de viande voire tout à fait comestible.

En somme et en proposant à notre tour un oxymore, on pourrait donc reparler chez cet auteur d’un cannibalisme comique qui serait à l’œuvre dans ses pièces. Fort de son légendaire humour noir, le talentueux Roland Topor a également joué de/avec cette rhétorique dans le recueil (un recueil de recettes en fait) intitulé la Cuisine Cannibale, imaginant des titres aussi accrocheurs que désopilants :

Le faux prêtre faisait manger de la chair humaine à ses fidèles.
Un biberon a permis d’identifier le mangeur de nourrisson.
La police recherchait un criminel : elle retrouve un gigot.

Idem pour Swift qui, dans sa Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utile au pays, préconise une mangerie que Marion Bataille illustra pour les éditions Mille et une nuits : on y voit, cuisant dans une cheminée, un enfant embrôché servir d’appétissant rôti.

En somme et encore une fois, on voit que Novarina s’inscrit dans une sorte de tradition (Hésiode, Rabelais, Perrault, Swift) reconduite par Topor, Gombrowicz ou Dubillard même s’il faudrait ici ajouter des références encore plus modernes, certains de ces thèmes étant peut-être un peu dans l’air du temps (preuve nouvelle que Novarina n’est pas un ovni), avec le populaire Thomas Harris (son inquiétant Hannibal incarnant une figure assez inédite : celle du cannibale érudit, féru de Dante, etc.) mais aussi Hubert Haddad jouant sur une ambiguïté biblico-novarinienne (le pain à manger est-il sur la table ou assis à côté des apôtres ?) pour le titre d’un de ses romans, La Cène – aussi bien, on pourrait évoquer le septième art en mentionnant ici Peter Greenaway qui dans Le cuisinier, le voleur, sa femme et l’amant fait se mêler shakespeariennement le sexe, la nourriture et la mort (nous faisons notamment allusion à la scène finale où le mari tyrannique est sommé de manger l’amant de sa femme, cette dernière étant aidée par un cuisinier sympathique joué par Richard Bohringer).

Quant à l’approche novarinienne, essentiellement comique (mais pas seulement), elle nous paraît donc assez proche de celle de Rabelais (Pantagruel […] lui court sus / et luy vouloit avaler la teste tout net ») ou de Shakespeare inventant ce dialogue : – Voyons, Hamlet, où est Polonius ? / – A souper. / – A souper ? Où ? / – Non pas là où il mange, mais où il est mangé ». On voit donc qu’on peut parler avec humour (noir) de mangeries monstrueuses et tel est aussi, nous semble-t-il, l’avis de Valère Novarina.

En fait, nous développerons plus tard nos idées sur cet aspect rhétorique fondamental qui consiste à associer rire et horreur, grandiose et saugrenu, etc. Le dramaturge, de fait, sait nous rendre sensibles, en même temps, à des catégories, des dimensions a priori différentes voire antagonistes, mais en se contentant d’effectuer un travail de dévoilement, de monstration : cela relève peut-être aussi d’une vision crypto-taoïste de l’univers où il n’y a pas vraiment de clivage ni de différences à établir entre les choses mais plutôt une interpénétration, une complémentarité.

Quoi qu’il en soit, le cannibalisme sera retravaillé dans des pièces plus récentes, mais de façon parfois moins évidente ; ainsi, les « troupes fraîchement héliportées » de L’Origine rouge (p. 37) se feront sans doute dévorer, et ce aussi sûrement qu’un nouvel arrivage de moules. Dans La Scène, ce sera beaucoup plus clair, le mot « homme » étant carrément remplacé par « Miam » –l’homme (voir plus haut) est aussi rapproché d’un pain (jugé bon par Dieu) dans L’Acte inconnu, exemple parmi d’autres.