2.3.4. Autophagie et mangeages réciproques

Autophagie n’est pas automangeage (ou en tous cas : pas forcément), le premier mot pouvant s’appliquer à une éventuelle mangerie de voitures automobiles - on a vu que novariniennement, la chose était possible : « j’ai mangé une automobile rose-merde-pâle peugeot-peugeot ; puis j’ai mangé una portière verte, puis par la suite una renault à trois pneus » (C.H., p. 91).

Ici pourtant, l’autophagie, s’applique en priorité à soi ; ces cas d’automangeage se rencontrent dès La Lutte des morts : « J’l’entends toujours s’manger soi-même » (p. 448). Dans Je suis, on est presque écœuré de « soi-le-plat » : « J’avais mangé toute ma vie en pâture jusqu’à être repu de la mort inerte de moi-même » (J.S., p. 45). Dans La Chair de l’homme, on parlera d’une « personne mangeante de soi » (p. 47) et on lira à la page 52 : « Samedi couteau, dimanche jambon : la mangeuse mange sa main publiquement » – autres cas : l’entame en « Mangeons-nous […] » à la page 37 (nous sommes toujours dans La Chair de l’homme), « Le mâchemement de notre corps (p. 66), « Vous feriez mieux de vous taire au lieu de vous ronger la tête ainsi pour nous couper l’appétit » (p. 136) et (p. 110) « nous mangeons notre même et unique nourriture » (soi ?).

Dans Le Discours aux animaux, on est prévenu : « Aujourd’hui : l’homme mange l’homme » (p. 242) ; il s’agit pour le « je » de « [manger] avec ma nuit ma propre chair avec moi » (p. 148) ; ailleurs (p. 228), il sera dit «L’animal du temps doit d’abord se  manger lui aussi » et (p. 217) « Je me suis moi-même mangé pour le repas d’ici ». Bémol à signaler : un échec à se manger, fût-ce en paroles (in D.A.) ; on recense en effet, pour parodier l’auteur, des « Jean-qui-échoue-dans l’autophagie ».

Autre modalité : le fait de « manger sa vie » (soit, peut-être, se consumer, brûler la vie par les deux bouts, ne pas s’économiser), ce type de mangerie se retrouvant peut-être dans « J’avais mangé toute ma vie en pâture jusqu’à être repu de la mort inerte de moi-même » (J.S., p. 45) et (D.A., p. 183) dans « mangé toute une partie de ma vie » et « ronger chaque seconde ».

De même, dans Le Drame de la vie (p. 223), une phrase comme « Jean mange sa viande » est peut-être ambiguë ; dans Je suis (p. 104), une didascalie, « Il se mange », s’applique au « Mangeur de soi-même » et si ce dernier « ne porte plus sa tête nulle part » (p. 103), c’est sans doute qu’il l’a mangée. En parlant de son propre corps, le soldat Michel Baudinat (rappelons que c’est un saint, un martyr) déclare quant à lui « Je le rompis et le partagea » (de là à le manger soi-même, il n’y a qu’un pas), ce qui donne implicitement l’image concrète d’un Christ en pain et donc mangeable, incarnation relativement inédite de la bonne parole – pourtant ici, le mot d’ordre (autre différence avec l’expression habituelle d’un message de type christique) serait plutôt « Mangez-vous même sous la terre ce repas de vous-même » (J.S., p. 92) ; bref, autrui n’est pas forcément concerné.

Plus concrètement, on lancera « mangeons nous les doigts » dans Je suis (p. 132) et, toujours dans Je suis, l’on déclare aussi « Je m’étais mangé à peu près tout » (p. 44), « j’ai mangé mon être, croyant l’habiter » (p. 143) et dans Le Jardin de reconnaissance : « J’avale et je mange le je » (p. 95). Dans L’Opérette imaginaire, on répondra « Parce que c’est la chose suprême à mon goût » à la question « Pourquoi mangez-vous votre main ? » (p. 58) puis on basculera dans le fantastique avec des phrases comme « je mange un morceau de mon corps mort. Mais non […] il est vivant, il crie ! » ou « Un morceau de ton corps sort maintenant de moi […]. Un porc sort par la bouche», etc.

C’est que le corps d’autrui est parfois pris en considération : dans ce cas de figure, il y a comme une circulation très fluide entre soi et autrui et un phénomène très étrange de vases communicants. Les paroles du Christ seront même retravaillées dans ce sens : « vous vous mangez les uns les autres par la pensée sans vous en apercevoir » (C.H., p. 167) – idem pour le « Vanitas » : « Pourriture que la nourriture de l’homme par l’homme » (p. 137). Le don de soi (et peut-être en filigrane le sacrifice du Christ) se retrouve à la page 269 du Discours aux animaux : « Tu dois donner maintenant, de ton vivant, tes membres aux autres gens d’autrui » ; à la page 316, ce sera le défi suivant : « Je te mangerai la tête, Jean Riquet, si tu ne dis pas : je suis toi ». Dans Le Jardin de reconnaissance, même troublante ambiguïté : « Cette chair et moi, nous sommes un seul et même repas » (p. 55).

Dans L’Acte inconnu, se trouve exprimée l’idée que cet automangeage est essentiellement métaphorique : s’il y a « repas de moi-même », « ma bouche » n’y a « point pris part » ; c’est plutôt l’« entremangeage » qui est préconisé (p. 172) : « Mangeons-nous les mains, nous les humains » (A.I., p. 172), mais l’injonction reste ambiguë. Autre occurrence : « on lui vend de force une chair en guise de corps et il l’ingurgite pour la vivre (p. 19). A la page 111 enfin, on assiste au « festin de soi » de L’Homme nu : « Je mange ma boule de main gauche de peur qu’elle se sauve ; je rogne ma pogne de droite de peur qu’elle reste là ; je mange ma boule de nuit. ». Au fond, ce qu’il ingère, c’est son mystère – le mystère d’être ce qu’il est, doté de mains, empli de nuit, plein de questions.

Un peu dans un même ordre d’idée, l’expression « en avoir soupé », quoique légèrement tronquée, s’applique à soi dans Je suis et le personnage novarinien qui « soupe de soi » (p. 129) nous rappelle irrésistiblement un personnage double qui semble (du moins : à notre avis) se nourrir de lui-même à la petite cuillère ; c’est celui du tableau Cannibalisme d’automne, de Salvador Dali. Dans cette peinture cependant, c’est peut-être d’un couple qu’il s’agit – mais d’aucuns considéreront que c’est plutôt le thème du double (voire « d’autrui-le-corps ») qui est évoqué et que l’intention générale semble vaguement comique (pourra également nous venir à l’esprit l’éventuel détournement d’expression populaire connue qui consisterait à répondre "C’est du beurre !" à la question "Et ta sœur ?"). De façon sourde mais constante, il y a comme un bouche à bouche entre les êtres, une communication secrète et pourtant presque visible, une sorte de becquée. Le monde est une cène où ce qui s’échange, c’est la parole – mais pas dans un sens communicationnel.