2.3.5. Repas/Trépas et nourriture/pourriture

Comme on l’a vu, le thème traditionnel de l’ogre, l’ogre lui-même (idem pour le Loup et le Loup-Garou) est bel et bien dans les parages, et ce n’est pas la seule correspondance (il faudra y revenir), avec l’univers du conte de fée tel que pratiqué par Perrault. Pourtant, ici, l’ogrerie est diffuse ; elle n’est pas liée à un acte précis mais s’opère lentement, à l’insu du mangé.

Nonobstant, la Grande bouffe ici décrite ne finit pas aussi mal (mais est-ce et était-ce la question ?) que dans le film de Marco Ferreri (film où l’on semblait désirer le suicide par boulimie) ; c’est qu’ici, l’homme, le plat et la parole (la plarole ?) font toujours retour, les plats consommés, ("ingurgis" dirait l’auteur), mots et corps, étant toujours à la disposition des mangeurs et ressuscitant: toujours. Ce retour du même, cet éternel recommencement de la parlerie-mangerie, pourra d’ailleurs, par le comique induit par la répétition de figures évoquant une nourriture toujours là quoique non vraiment présente, rappeler une constante de type texaverien/novarinien : les personnages meurent et ressuscitent, meurent et ressuscitent, etc.

Comme souvent, la patte novarinienne va également consister dans la mise en relation de cette rhétorique culinaire avec un univers de type biblique, les mangeries monstrueuses s’apparentant alors à des eucharisties barbares : comme un enfant voire un Cancre mystique ou pour mieux dire un Chrétien logique, l’auteur nous signifie que manger le pain, c’est manger l’homme : ici, l’hostie n’est pas qu’un symbole (un symbole "bidon", comme dirait un "doutif"), c’est vraiment le corps du Christ – qui, rappelons-le, était aussi (surtout ?) un homme – pain et vin étant les espèces du Sauveur dans l’habituelle liturgie (en fait, il y a des variantes mais les évoquer serait sortir du sujet).

Cela posé, celui qui nous mange, c’est donc surtout le temps qui passe, C(h)ronos. En fait, le verbe grignoter (voire savourer) serait sans doute plus idoine car si la « lumière nuit », «[le] temps nous tue avec amour » et en « [rognant] tout notre avoir ». Est-ce à dire qu’il se délecte ? Cette métaphore est donc à mettre éventuellement en relation avec celle, évoquée précédemment, de Roland Dubillard, être consommé (par ce temps qui nous tue avec amour) et se consumer (Dieu ne fumant pas que des Havanes) relevant, somme toute, d’un même type de longue agonie commencée dès l’enfance.

Enfin, les mots repas et trépas seront implicitement mis en relation dans Je suis (p. 115) : « Je viens de faire ma troisième dernière tentative morte ; je viens de faire ma dernière tentative de repas. Je n’y arrive pas ». Dans Pendant la matière (p. 55), l’auteur aura cette révélation : « La lumière nuit. Vue négative : une peinture dans laquelle nous apercevons que nous sommes mangés ». Pour d’aucuns, cette peinture, ce sont les pièces de Novarina.