3. Une littérature énumérative

3.1. Liste et onomastique

3.1.1. Bouche, Oreille, Pied, Main, Botte

S’il en propose souvent des variantes passionnantes (cf. périphrase édénique, mot-train, néologie composée, changement de lettre à effet incompréhensible, mot-valise à tendance oxymorique, etc.), Novarina n’est pas toujours supérieurement innovant dans son utilisation de la rhétorique car nous connaissions déjà tous les procédés qu’il utilise pour inventer des mots et des expressions : on sait que Jarry, Desnos, Michaux, Céline ou Queneau s’y sont essayés et y ont réussi eux-aussi. En cela, l’auteur du Drame de la vie s’inscrit dans une certaine tradition littéraire de l’invention verbale et semble faire partie, ni plus, ni moins, d’une certaine famille d’écrivains – qu’on peut voir, pour certains (Tardieu notamment) comme des Saint Jean Baptiste annonçant sa venue. Quoi qu’il en soit de la pertinence de nos métaphores personnelles, on peut vraiment parler chez ce nouveau Messie de la Littérature, d’une obsession néologique de type rabelaisien. Cette obsession pourra s’appliquer à la liste et concerner l’onomastique.

Concernant les listes de noms de personnages, véritable marque de fabrique novarinienne, sceau, signature, on pourrait ici faire quelques remarques ; ainsi, comme parfois dans le théâtre médiéval, il y a des personnages-concepts, des idées, des entités qui ont la parole. C’est le cas de la Condamnation de Banquet, moralité à 39 allégories ayant la parole (comme Gourmandise, Bonne-compagnie, Dîner, Souper, Paralysie, Goutte, etc.). Cette pièce qui, étant donné ce nombre, annonce un peu dans le principe (mais cependant moins que les 400 invités au banquet de Béroalde) les 3171 personnages de La Chair de l’homme. De la même manière, on peut affirmer que Carême-prenant, Messer Gaster, les Andouilles et même La Dive Bouteille sont des personnages à part entière sur la scène de ce grand théâtre co(s)mique qu’est l’univers rabelaisien.

Sur ce modèle ancien, déjà pratiqué chez les grecs et notamment chez ce grand inspirateur de Rabelais que fut le démystificateur comique Lucien (cf. Franc-parler, etc.), Novarina propose, lui-aussi, une onomastique de type allégorique (cf. L’Origine rouge, La Grammaire, etc.).

Comme dans la pièce de Picasso intitulée Le désir attrapé par la queue (cf. Le Gros Pied) – mais où l’on croisera aussi La Tarte, L’Oignon et L’Angoisse Maigre – et Le cœur à gaz (pièce de Tzara écrite dans les années trente et où les personnages ont noms Œil, Oreille, etc.), le corps et certaines parties du corps, quoique nommées parfois indirectement, seront des personnages à part entière (on songe à Bouche, Oreille, Pied, Main, Botte, etc.) et présentés comme tels, ceci dans le cadre d’une liste de noms souvent située au début des pièces quoiqu’on puisse en trouver d’autres à l’intérieur. On croise un Trou Miam au début du Drame de la vie et même, dans la proximité d’une bouche, un « Jean du fond » nous évoquant une dent du fond dans La Chair de l’homme