3.1.2. Onomalistique et émajusculation

Dans ces groupements de vocables similaires que sont les listes novariniennes, on constate encore que la majuscule est utilisée de façon singulière, surtout en ce qui concerne les patronymes. De même, il en faut une à « Voici » et pas à « machines ». Pourquoi ? L’auteur pourrait répondre : "Parce que". Ce qui nous paraît sûr, c’est son goût : il a raison, esthétiquement parlant – avis parfaitement improuvable au demeurant.

Ces listes de noms ont d’ailleurs été (ceci dit pour l’anecdote) manifestement parodiées par Jean-Pierre Verheggen qui, dans le recueil Ridiculum vitae, invente des personnages à la Novarina en utilisant la majuscule de la même manière : « Pouloute, Pontignasse et le Pelé Caprasse ; Ma jambe ; Casino Chatou ; Le Socialiste pour sa Saucisse ; La Fille qui Sent Bon ; La Femme Triomphe ; Le Vieux Ratier Camisole ; Le Petit Mes Couilles ; Le Tueur de Morts ; La Vieillesse Moderne ; L’Homme qui Fait dans les Cochons ; Le Pus ; Tutusse Coiffé ; Elvis du Charbonnage ; Le Colonel Congo ; La Fuite en Egypte ».154

Novarina procède de même, de façon grandiose et saugrenue, sacralisant, ennoblissant par la majuscules des individus modestes aux surnoms parfois ridicules et mettant dans la lumière comique des figures populaires, des "Hommes de peu" et parfois même des « Gens de Néandre ». C’est le cas dans La Chair de l’homme où sont décrites toutes les actions de ces derniers, à la fois triviales et sacrées, communes et métaphysique : la foire de Thonon est une Thélème réalisée, une utopie qui existe dans la réalité, grouillante de vie, regorgeant d’histoires et d’anecdotes (c’est aussi un vivier de personnages sont se sert très souvent l’auteur, quoique de façon parfois cryptée).

Cela dit, un décryptage est désormais possible (au moins en partie) en ce qui concerne cette fameuse liste ; un livre est en effet sorti en 2009, La Loterie Pierrot (aux éditions Héros-Limite), qui reproduit la liste de Thonon mais en expliquant un peu, dans le cadre de notes (il y a même des photos), qui sont les personnes portant ces noms et ces surnoms – ces notes indiquant par exemple :

Médée la Quine : Amédée Bondaz (prononcer « Bonde ») de Reyvroz (prononcer « Rèvre »). A confectionné pendant plusieurs années un costume de papier multicolore pour défiler tout seul dans le village le jour de ses quatre-vingt ans.
Vercasson : Selon Jacques Favrat, Vercasson venait de Perrigner. Il avait pour particularité de soigner sa bronchite avec une crème pour les pieds. Il apportait généralement quelques roses de son jardin qui sentaient assez fort le fumier. Mon père, je ne sais pourquoi, l’avait surnommé Vercasson, du nom d’un fabriquant d’armes de Saint-Etienne. Ce sobriquet lui allait bien.  

Dans l’œuvre de Novarina (sans doute influencé par ceux des gens de Thonon et des environs), noms et surnoms collent souvent très bien (car tel n’est pas toujours le cas) à la personne qu’ils désignent ; si L’Inquiétude est un sobriquet – on en trouve d’équivalents chez Beaumarchais (L’Eveillé, La Jeunesse) –, il va fort bien à celui qui dit "je" dans le texte en question dans la mesure où ce dernier est un inquiet, toujours en mouvement, faisant mille métiers, mille « actions comiques », etc.

Etudier toutes ces listes et la manière dont les personnages sont nommés pourrait faire l’objet d’une thèse très longue – cette cocasse " nommerie", il serait intéressant de la comparer à l’onomastique moliéresque (et à celles de Marivaux, de Beaumarchais, de Labiche, de Feydeau, de Claudel et de Gatti), la rapprocher de la table des matières du Café panique de Topor (cf. Cul-sec, Attends-la-suite, Ris-de-veau, Pommes-vapeur, Fermeture-Eclair, Pas-de-Bol, Coupe-Cigare, Gros-Bide, Coup-Dur, Cou-Farci, Douche-Froide, Peut-Mieux-Faire, Roue-Libre, Pisse-Vinaigre), de l’inquiétant panthéon lovecraftien (cf. La Chose batracienne, Le Chaos rampant, Les Maigres Bêtes de la nuit, etc.) ou des noms des mariniers évoqués dans le chapitre dit de La Bataille de Morsang (in projet de La Dragonne) : « Pomme-Cuite, Nez-de-Chat, Aime-en-Voyage, Jaune-D’Œuf, Lapesée, Lachique, Petitpoil, Fracasse, Pain-d’Epice, Le Bandeux, L’Œil, Le Jappeu, Labeuche, Poupineau, Pingrelot, Cul-de-Rat, Pied-Jaune, La Raideur, Tournigrouille, La Barbe (dit aussi Grandes Moustaches) , La Mouche, La Chouette, Visenbas, Belcœur, L’Amour, L’Ablette, Mal-au-Ventre, Pierre-à-l’huile, Le Mangeur de crocos » – là par exemple, on voit que Novarina utilise moins le tiret que Jarry et que ses patronymes ne sont pas forcément des sobriquets ; de plus la présentation diffère : colonnes pour Jarry (idem, souvent, chez Rabelais) et liste à lire de gauche à droite pour l’auteur du Discours aux animaux. Concernant l’émajusculation proprement dite (le mot vient du Derrida de Glas), renvoyons au développement d’Olivier Dubouclez dans le livre qu’il consacre à Novarina155.

Notes
154.

Jean-Pierre Verheggen, « Liste des personnes que j’ai aimées », Ridiculum vitae, Poésie-Gallimard, 2001.

155.

Olivier Dubouclez, Valère Novarina, la physique du drame, op. cit., pp. 78-79.