3.2.2. Doctusses et Sorbonnicols dans le même panier

C’est en proposant une sorte d’énumération et en tenant un propos pouvant s’appliquer à Rabelais que l’auteur lui-même nous explique, dans Pendant la matière (p. 62), qu’il est « impossible de penser en français, d’écrire en français, sinon après avoir un peu détruit, creusé, ausculté, écouté dessous, retrouvé les mots enfouis, tendu l’oreille au loin, plus bas, jusqu’au racines, cherché sous le français l’autre langue, les patois, les accents, les argots, les anciens langages, et dessous, très dessous, le vieux latin toujours vivant qui pousse toujours ».

Cet intérêt pour les langues qui aboutirent au français passe, entre autres, par l’évocation du fameux clivage langagier nord/sud que connut la seule à cédille : « Oc ! oil ! Oc ! oc ! » (O.I., p. 49) ; dans la Chanson Automobile de L’Opérette imaginaire (p. 51), il est même fait un sympathique clin d’œil en forme de private joke géographique : « En dévalant la rue, je m’dis Waudrue-e / T’as la langue bien pendue-e / – Seuls me comprendront les habitants de Mons, en Hainaut ! ». Est-ce un hasard si, en 2003, lors d’une émission radiophonique (sur France Culture) consacrée à Rabelais, le nom de Patrick Chamoiseau (cf. Texaco, Chemin d’école, Chroniques des sept misères) fut évoqué et Novarina interviewé ? Certainement pas : le projet de ces quatre écrivains (ajoutons Céline et Guyotat) correspond bien au travail de « destruction », « creusement », « auscultation », « écoute » et « recherche » décrit ci-avant : le fait que le français bouge se voit autant chez Rabelais, cet « écrivain créole » (dixit Glissant), que chez Céline, Chamoiseau (et a fortiori chez Frankétienne) ou Novarina ; les choses vont même si vite que ce dernier est déjà illisible (illisible de son vivant : quelle consécration !).

Mais que sait-on juste de la réception de Rabelais ? Déjà à l’époque, personne ne comprenait rien : comment avoir l’outrecuidance d’affirmer que ceci (tel mot, telle phrase, tel texte) signifie cela et que cela veut dire autre chose ? D’aucuns, à l’image des « Sorbonnicols » moqués par cet anti-cuistre absolu qu’était François Rabelais, s’y risquent cependant, dont la prétendue science (qui n’est en fait qu’un vernis) consiste essentiellement dans des mines doctes et des grands airs sérieux, cette mascarade suffisante (et que Claude Buchvald sut mettre en scène dans le spectacle évoqué ci-avant) valant pour certaines approches des Grecs, des Latins, d’auteurs du Moyen Age, de Nostradamus, de Villon, de Rabelais – et bientôt, n’en doutons pas, pour celle des pièces de Valère Novarina.

Affirmer quoi que ce soit équivaut à en fait une imposture intellectuelle totale mais on peut toujours (c’est même un peu le sujet de notre étude) travailler à partir d’hypothèses, truffer ses thèses de peut-être et les assaisonner avec des semble-t-il ou bien s’efforcer d’avancer dans l’étude des textes avec un sourire humble, en tâchant de prendre un maximum de recul, conscient de notre petitesse devant tout ce dont on ne peut pas dire (et comprendre, décrypter, etc.).

Très logiquement étant donné le fonctionnement général de l’écrivain, les listes novariniennes n’auront donc strictement aucun sens et pourtant, de façon peut-être légèrement militante159–, elles se présentent, ces listes, comme un refus de la fable et du message et sont donc un pied de nez au « Doctusse » qui essaierait de les apprivoiser, de se les approprier bêtement et de s’en servir pour faire le docte, pontifier et se faire mousser à l’image du travail de certains metteurs en scène faisant parfois (cela s’est déjà vu) un peu n’importe quoi à partir de son oeuvre.

Notes
159.

L’auteur respecte malgré tout un certain type de glose (lui-même fonctionnant parfois comme un commentateur, ceci pour parler de peinture, de théologie ou des auteurs qu’il apprécie) mais jusqu'à un certain point, sa position pouvant sans doute se résumer par le proverbial " Point trop n’en faut".