3.2.3. La Sibylle et les experts psychiats

Avant de voir L’Acte inconnu, nous déplorions que l’auteur éludât un peu la question de la psychanalyse même si la terminologie freudienne semblait moquée dans « A bas l’ego ! Vive le ça ! Oui au surça ! et vivent les moi ! » dans L’Origine rouge (p. 93) voire « A moi l’moi » (O.R., p. 85) et que certaines pathologies connues (si l’on peut dire) étaient parfois, ça et là, présentées de façon cocasse (paranoïa, violence incontrôlable, perte des repères moraux, dédoublement de la personnalité, comportement extrêmes et/ou déviants, etc.) : est comique par exemple la folie de l’homme qui parle à sa planche (A.I., p. 168) ou celle de celui qui « [tire] sur sa cigarette de manière psychiatrique » (A.I., p. 45). Dans les questions du logologue (A.I., p. 113), on passe en revue certains problèmes psychologique – la paranoïa par exemple : « Avez-vous fréquemment la sensation que les gens vous regardent ou parlent de vous à votre insu ? […] En écoutant une conférence, vous arrive-t-il d’avoir le sentiment que l’orateur parle constamment de vous ? ».

Dans un passage de L’Acte inconnu (pp. 124-125-126-127), Novarina revisite donc l’Interprétation des rêves, ce que fit aussi en son temps (mais lui par anticipation) Rabelais dans le Tiers livre. Ce n’est pas vraiment une liste mais plutôt un dispositif basé sur la répétition : un rêve est raconté puis commenté – mais plus l’on avance, plus les rêves sont absurdes et les commentaires délirants, ces derniers évoquant toujours (comme souvent chez Freud) les membres de la famille du patient : « votre sœur » (p. 125), « votre père » (p. 125), « votre mère » (p. 125), « votre sœur cadette » (p. 126), « votre mère » (p. 126) même si, pour le dernier diagnostic, c’est « l’assiette du voisin » qui sera mise en avant.

Dans un autre diagnostic (p. 126), le fameux meurtre du père s’applique (comme chez les surréalistes) au premier quidam venu (« Vous devez tuer quelqu’un pour vous libérer ») et n’aura rien de symbolique. On parle encore du complexe de culpabilité (« vous avez vu votre père nu et n’en avez pas gardé grand souvenir. Votre mère vous le reprocha »). Bref, la rhétorique psychanalytique est ici cocassement retravaillée : « Votre cas est assez sévère. Votre mère est le personnage-serrure de cette histoire. Restez calme ! », etc.

Cela dit, le passage est donc encore un possible emprunt indirect à Rabelais qui, dans le Tiers livre, met en scène Panurge allant demander conseil à plusieurs personnages et notamment à la Sybille qui dresse une liste d’interprétations incompréhensibles (« elle ne parle poinct christian ») passant par une folle gestuelle : « Que signifie ce remument de badiguoinces ? Que prétend cette jectigation des espaulles ? ». On pourra encore penser à Queneau s’amusant malicieusement à revisiter jargon et procédures (divan, rituel important du paiement, récit de rêve, etc.) dans des phrases telles que « Je cherche le silence et cherche après Titine / et Titine est ma mère après associations », « Comme Raymond, j’enlève une nonne / et la nonne est ma mère – après associations », « Le crocodile est mon enfance /nue/ Mon père agonisant gorgé de maladie / et mon amour /qui doit être puni », « Puis il fallut payer »160, etc.

Critique à la Queneau du freudisme ou nouvelle référence à Rabelais ? Nous ne trancherons pas. Mais, quoi qu’il en soit, cette séance novarinienne n’est pas le seul moment de L’Acte inconnu où la psychanalyse semble bousculée : à la page 155, on croise un « Sigmund Pacha » ; à la page 57, on utilise l’expression « industrie autopsienne » et à la page 129 enfin, c’est à un Q.C.M. impitoyable que tout « psy » se voit soumis : « Vous avez trouvé la « distance juste » auprès du patient (clair, disponible, chaleureux, sans être débordé) : Pas du tout, un peu, moyennement-beaucoup, extrêmement-beaucoup. Comment pourquoi quand où ? quand ? oui ? quand ou quoi ? Oui quand comment ou quoi ? », etc.

Quoi qu’il en soit de la dimension parodique de cette si drôle « scène des rêves » précédemment évoquée, nous sommes bel en bien en présence d’un dispositif s’apparentant à une liste par son côté répétitif et systématique. De fait, la liste ne s’apparente pas toujours à une simple listes de mots (patronymes, toponymes, noms d’oiseaux ou autres) : il y a le dispositif systématique se reconduisant sur plusieurs pages (quand cela ne concerne pas l’œuvre tout entière), la structure fixe au départ et s’effritant sous nos yeux, la liste drôle et malade présentant des écarts cocasses par rapport à l’entame, la liste anarchique se refusant à se comporter vraiment comme une liste, la liste à la Prévert, la mini-liste se concluant par un zeugme (ou disons par un effet zeugmatique), la liste à recomposer ou éventuellement recomposable (sports, armes, etc.), la liste à la pointe bizarre faisant reconsidérer autrement le sujet ou le sens de la liste, le dispositif répétitif (interrogatoire, suite d’opérations mathématiques avec commentaire, esquisses de joutes poétiques), le dispositif tournant court mais pouvant être reconduit à tout moment, etc. C’est aussi en cela qu’on peut parler d’une « littérature énumérative » ou même d’une Machine à dispositifs, mais qui serait plus rabelaisienne et organique qu’oulipienne et consciente.

Notes
160.

Raymond Queneau, Chêne et chien, Poésie-Gallimard, France, 1969, p. 63 et suite.