3.3. La question du sens

3.3.1. L’énumération : un mouvement amoureux

Novarina se prononcera un peu sur le sens de toutes ces listes à la page 18 de la revue Scherzo; en forme de conclusion à l’entretien accordé et en réponse à la question « Et pour les énumérations, y a-t-il quelque chose de l’ordre du système ? à rapprocher par exemple de la musique sérielle ? », il déclare en effet :

Pas tellement, non… C’est plutôt organique, comme des cristaux, des rosaces, une louange, une musique sphérique, enfantine… Il y a une prolifération et un ordre qui se créent, mais sans système de contraintes prévu à l’avance à froid ; c’est plutôt un mouvement amoureux. 161  

Ce n’est pas une manière de "botter en touche": cela a du sens ; l’auteur, de fait, fonctionne ainsi (instinctivement, amoureusement) et il ne faut pas chercher à comprendre autre chose ; il « [litanise] comme ça vient » – « Litanise comme ça vient » faisant partie de ses Impératifs (T.P., p. 107). Maurizio Grande va jusqu’à parler d’un « catalogue infini des noms, des lieux, des temps, des faits »162 . Quant à Jean-Luc Steinmetz dans « L’impératif nominatoire », il fait sans doute allusion au sidérant début de L’Origine rouge en écrivant ceci :

Novarina listeur touche à l’obsessionnel, comme au devoir faussement commémoratif (le recensement des ancêtres depuis la nuit des temps et vers la nuit des temps), comme à la litanie religieuse, de celle qui nous relie à l’état préhistorique et qui nous le rend d’aujourd’hui, selon une comporaneité joyeuse presque stupéfiante. 163

Pour Bon évoquant l’art rabelaisien de la liste dans son Pantagruel (il parle notamment de celle qui concerne des ouvrages aux titres comiques : « La Couillebarine des preux, Le Moustardier de pénitence, Les Lunettes des Romipetes, La Cornemuse des Prelatz, , Le ramonneur dastrologie, Le tyrepet des apothecaires », etc.),
l’énumération, éventuellement dite « massive », peut « [valoir] œuvre à elle seule » 164 – et il ajoute même : « Qu’on la martèle à haute voix, c’est de la langue ». Cela vaut bien sûr aussi pour Valère Novarina (l’admiration que François Bon porte à dernier nous paraît d’ailleurs tout à fait logique : comment pourrait-il en même temps adorer Rabelais et abhorrer Novarina ?). Dans un article, Jean-Pierre Vidal précise :

De Rabelais à Perec, la liste a toujours eu partie liée avec le rire […] Peu importe, à la fin, l’inventaire qu’elle dresse, toute liste est un élan qui, dans sa course, se dégage de son prétexte et ignore ses fins. 165

Or, par l’utilisation du mot « élan », il nous semble que Jean-Pierre Vidal rejoint l’idée novarinienne de « mouvement amoureux » : c’est ce mouvement, c’est cet élan qu’il nous faut considérer en premier lieu. Cela dit, si le mouvement est amoureux, il semble que l’approche novarinienne ne soit pas complètement affective : « Par l’énumération, Novarina abandonne la psychologie » estime Gioia Costa 166 : que la liste soit ainsi mise en avant (n’oublions qu’elle font souvent le début de ses pièces) est donc peut-être en partie voulu, voire militant,  un peu comme si l’auteur voulait nous montrer qu’il y a d’autres catégories à trouver, à utiliser et/ou à considérer – et qu’en matière d’art littéraire, la psychologie (idem pour le dialogue proprement dit) n’est pas forcément la panacée.

Notes
161.

Valère Novarina, « Quadrature », Scherzo, op. cit., p. 18.

162.

Maurizio Grande, « L’insomnie des noms », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 214.

163.

Jean-Luc Steinmetz, « L’impératif nominatoire », Europe, op. cit., p. 11.

164.

François Bon, La Folie Rabelais, op. cit., p. 102.

165.

Pierre Vidal, « L’apocalypse en chantant », La Bouche théâtrale, op. cit., p. 117.

166.

Gioia Costa, « Le dé et l’aimant », Le théâtre de Valère Novarina, op. cit., p. 68.