3.3.3 Traditions et filiations

Ainsi donc, rhétoriquement parlant, « [apocopes] abruptes, racines improbables, aphérèse hirsutes, néologismes divers, mots-valise facétieux, contrepèteries désopilantes, anagrammes penaudes, argots revêches, archaïsmes vrais ou affabulés, mots usuels galvanisés par un préfixe inédit, pseudo-philologie, prétendues restaurations, latin fabriqué ou avéré, citations inventées de toutes pièces, étymologies fantaisistes, bris de phrases, lambeaux de mots, éructations grotesques, cacardement de toute sorte, distorsions insoupçonnées constituent son ordinaire ». Cette impressionnante énumération de figures, que l’on doit à Philippe Méo169 s’applique certes à l’auteur du Drame de la vie, mais pourquoi pas aussi à François Rabelais ?

Clément Rosset répondrait sans doute positivement, lui qui écrit dans un article170 : « l’inventivité verbale de Novarina rappelle celle de Rabelais : elle semble inépuisable ». Dans un même ordre d’idée (et dans un article assez ancien), René Trintzius compara (in Europe) l’auteur de Voyage au bout de la nuit à « une sorte de Rabelais », à une fleur nouvelle « qui vient de pousser là, sous nos yeux ébahis, dans le jardin des lettres françaises si bien entretenu » ; or, ne pourrions-nous pas, actuellement, en dire autant de l’apport novarinien ?

Car enfin, la question se pose : qui sont vraiment les précurseurs de Novarina ? Dans un article, Allen S. Weiss précise le sens de cette question, pour y répondre juste après, en nous proposant à son tour une liste impressionnante :

Qui sont ses précurseurs dans cette quête charnelle, cette dislocation de la langue française, cette réconciliation du mot et du corps ? La Bible (pour ses litanies généalogiques et ses créations archétypes), Rabelais pour la pure inventivité de la langue, l’utilisation concertée des cadences et du parler de tous les jours et l’ébranlement carnavalesque des valeurs culturelles), La Fontaine (précisément pour les possibilités corporelles et imaginatives qu’offrent des animaux qui parlent, ainsi que pour la perfection de son style), Blaise Pascal (en raison de ses mystères théologiques), Victor Hugo (pour sa célébration de l’argot et du jargon), Alfred Jarry (pour la dérision symbolique, le cynisme et le caractère de farce obscène de son théâtre pataphysique, la comédie féroce que joue son personnage grand-guignolesque Ubu et sa rude condamnation des mœurs contemporaines), Raymond Roussel (pour les jeux de mots abstraits et la systématisation linguistique de ce « fou littéraire »), Artaud (non seulement pour sa théorie et sa pratique d’un « théâtre de la cruauté », mais peut-être plus encore pour la folie linguistique qui se manifeste dans les Cahiers de Rodez et aussi dans les premiers ouvrages qu’il à écrit à son retour de Paris, juste avant de mourir tels qu’ Artaud le mômo , Ci-gît, Suppôts et suppliciations et Pour en finir avec le jugement de Dieu), Jean Dubuffet (pour sa recherche des divers excès dans les Ecrits bruts – énonciations qui ne sont plus dissociées de nos pulsions ni de nos pulsions libidinales). Cette liste est en elle-même rabelaisienne et montre combien il est à la fois difficile et gratifiant de lire et traduire les œuvres de Novarina. En fait, au lieu de résumer simplement une traduction aberrante, on pourrait dire que Novarina représente la langue française contemporaine dans son état extrême de mutation, de distorsion et de transformation.  171

Confirmons, à titre d’étudiant, que Novarina permet en effet de faire, sans s’en rendre compte, des sortes de révisions tout à fait profitables : tous ces auteurs, il les a lus et digérés ; il en lit d’autres (Bossuet, Madame Guyon, Aboulafia, Tchouang Tseu, etc.). Le petit miracle, c’est qu’ils sont tous là mais qu’on ne les voit jamais vraiment dans la mesure ou le savoir livresque est ici intégré, digéré mais non asséné d’une manière qui serait anti-théâtrale : il faut lire les interviews de l’artiste pour réaliser pleinement – son théâtre étant plutôt, comme il le dit lui-même, une « science d’ignorance » (ou même une « cure d’idiotie ») – combien fantastique est son érudition. De plus, si la présence et l’influence des auteurs cités ci-avant (Tchouang Tseu, notamment : nous y reviendrons) nous paraît tout à fait effective de façon sous-jacente, l’auteur ne leur ressemble pas : il va encore ailleurs.

Bref, comme on l’a vu, Allen S. Weiss cite ici nombre d’auteurs (nous aurions volontiers ajouté à sa liste Perrault, Carroll, Swift, Céline, Beckett, Tardieu et Queneau), mais il semble que le nom de Rabelais occupe décidément une place de choix dans le panthéon formateur qui fit ce qu’est l’auteur du Drame de la vie et de La Chair de l’homme, à savoir un créateur capable (ce qui n’est pas rien étant donné le monstre en question) de soutenir la comparaison, sur le plan de la richesse rhétorique notamment, avec un des plus grands piliers de l’histoire de la littérature mondiale.

Notes
169.

Philippe Méo, « Le langage comme cosmogonie », Europe, op. cit., p. 57.

170.

Clément Rosset, « Le syndrome Novarina », Valère Novarina, Théâtres du verbe, op. cit., p. 287.

171.

Allen S.Weiss, « La parole éclatée », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 189.