2.2. Danse et voltige

2.2.1. Gymnaste et Androlys

Quant au voltigeur Androlys, son tour ressemble, par son infaisabilité, à celui de Gymnaste (in Gargantua), ce dernier étant peut-être (l’équitation étant à la base du cirque) le premier circassien de l’histoire de la littérature :

Lors par grande force et agilité fit en tournant à dextre la gambade comme davant. Ce fait, mis le pouce de la dextre sus l’arczon de la selle, et leva tout le corps en l’air, se soutenant tout le corps sus le muscle et nerf du dit pouce : et ainsi se tourna trois fois. A la quatrième, se renversant tout le corps sans à rien toucher, se guinda entre les deux oreilles du cheval, soudant tout le corps en l’air sus le pouce de la senestre ; et en cet état fit le tour du moulinet, puis frappant du plat de la main dextre sus le milieu de la selle, se donna tel branle qu’il se assit sus la croupe, comme font les damoiselles. Ce fait, tout à l’aise passe la jambe droite par sus la selle, et se mit en état de chevaucheur, sus la croupe. Mais (dit-il) mieux vaut que je me mette entre les arçons. Adoncques, se appuyant sus les pouces des deux mains à la croupe devant soi, se renversa cul sus tête, et se trouva entre les arçons en bon maintien, puis d’un sobresault se leva tout le corps en l’air, et ainsi se tint pieds joints entre les arçons, et là se tournoya plus de cent tours, les bras étendus en croix […].  181

Notre étonnement à la vue de ce fantastique numéro équestre pourra être à l’image de la réaction des spectateurs retranscrite juste après : « Tandis qu’ainsi voltigeait, les maroufles en grand ébahissement disaient l’un à l’autre : Par la mer dé, c’est un lutin, ou un diable ainsi déguisé ». De même, dans La Chair de l’homme, les « voltigeurs » (et on a aura, ci-avant, noté l’utilisation du verbe "voltiger" par Rabelais) auront de quoi nous époustoufler :

L’Enfant de corde exécute un libre piqué arrière : sursaut-cabrade, saut coréen, double piémontais, gagarine avant gauche, volte, triple icare, sanglé-vrillé, vire-volte, hélice-papillon et retour pieds sur la terre (p. 173).
Jean-qui-Va-Vers-les-Choses s’élance et plonge : carpé tendu, double saut périlleux avant, retour demi-groupé, vrille, coup de pied à la lune, demi-vrille, tire-bouchon, demi-diabolique retourné, haut vol varié, équilibre, plongeon hirondelle (p. 317).
L’enfant en Oui-bref exècre le Tour Humain mais doit le faire cependant : il enfile son costume d’actatien, monte à l’agrès et se lance avec une direction initiale tangente au cercle décrit par le trapèze : son corps décrit un mouvement balistique parabolique, de portée verticale proportionnelle à la projection horizontale de la vitesse, il atteint le porteur et virevolte, par un
mouvement rapide de torsion rétrograde de son thorax autour de l’axe vertébral, il revient : le voici projeté de face avec une vitesse tangente au cercle décrit par l’agrès ; son corps décrit un mouvement de glissière hélicoïdale autour de son centre d’inertie et engendre une parabole équilatère d’excentricité et de portée égale au produit de l’énergie cinétique initiale de la masse humaine lancée par la hauteur du mât ; si, par malheur, il s’écrasait sur la piste, la diminution soudaine d’énergie mécanique provoquerait une hausse de la température du sol au point d’impact […] son corps disloqué en x parties rebondirait en obéissant aux lois de la réflexion de Descartes - mais l’exercice réussit et voici que l’acrobate salue sous des applaudissements de magnitude quatre […]. Il est acclamé sous le nom de Jean Palacy (pp. 355-356). 

Dans les trois exemples choisis (dans le troisième, on n’est pas très loin d’une chanson assez connue de Brigitte Fontaine), on pourra estimer que le style utilisé relève en fait du commentaire sportif mais aussi du cours de physique, de mathématiques et de géométrie dans l’espace. Toutefois, le commentaire en question (consistant donc en une description des complexes figures qui s’effectuent devant nous) reste en fait d’ordre pataphysique, l’auteur se situant finalement ici entre Léon Zitrone et Alfred Jarry.

Cela dit, l’auteur n’est pas si loin de la réalité dans la mesure où les figures de danse, de gymnastique ou de patinage ont déjà des noms très poétiques (l’hirondelle inversée, etc.) : il nous rend donc peut-être plus encore sensible qu’avant à cette poésie sportive, son intention n’étant pas forcément de toujours parodier les termes techniques et très spécialisés.

Notes
181.

François Rabelais, Gargantua, op. cit., p. 33.