2.2.2. Tout sur la funambe

C’est dans Le Babil des classes dangereuses et La Lutte des morts que nous prendrons vraiment la mesure de l’intérêt que Novarina porte aux funambules, voltigeurs, antipodistes, trapézistes, acrobates, équilibriste et autres fil-de-féristes. Il se pourrait même que dans une certaine mesure, l’auteur soit de la partie – c’est l’avis de Christian Hubin le présentant comme un « funambule métaphysique en quête d’in-identité » dans un article intitulé «  Une Maladie » et figurant dans Valère Novarina. Théâtres du verbe(p. 289). Cet intérêt se retrouve peut-être aussi dans sa peinture ; il est d’ailleurs une œuvre où il nous semble apercevoir une corde et qui figure à la toute fin du dossier central proposé dans Valère Novarina. Théâtres du verbe (p. 192 et suite).

Le mot-même, "funambule", semble inspirer l’auteur qui, outre l’apocope en « funambe », invente « funambé » (L.M., p. 340) et « funambulé » (L.M., p. 339) – le « funambulé » étant défini comme « un qui passe qui traverse qu’on pousse qui tombe qu’on pousse qui passe » (L.M., p. 339). A la page 344 de La Lutte des morts, il sera aussi question d’un « efforçon funambé » qui « passe pour personne travers les mortes» – dans Entrée dans le théâtre des oreilles (T.P., p. 69), le dramaturge lui-même dit se voir « comme un trapéziste aux yeux fermés qui saisit l’espace et le temps en pensée avant d’aller dans le vide ».

Cependant, c’est surtout la description des numéros de ces étranges artistes qui pourra nous faire rire car enfin en quoi consistent vraiment leurs funambuleries ? C’est à soi d’essayer de le comprendre, notre théorie personnelle étant que ce sont des croque-morts jouant avec des cadavres ou se disputant des âmes ; le confirme peut-être cette didascalie : « il crâne. Deux antipodistes lui font des numères et lui tractent dix fois les jambes des voûtes des pieds. » (L.M., p. 359). Plus loin, un personnage nommé Funambe (un ange ?) déclare « Nous ne connaissons pas d’autres actions que celles qui modifient la tombe », comme un préposé au service après-mort. Autre exemple : à la page 374 de La Lutte des morts, tandis que « Fonction Femnique monte dans l’autogène », « les Glady’s exécutent l’exercice du Sauveur » et « Asmus et Orogi » (des clowns accompagnant la montée au ciel de l’âme du défunt ?) « font une chanson autour du mort posé sur ses tréteaux, allégro à use-dent ».

Une chose est sûre : « funambe » et mort sont intimement liées ; ainsi dans Le Babil des classes dangereuses, après une technique installation d’échafaudages (cf. « On hisse le mécanus au sommet des échelles. »), on assiste à un curieux numéro de parole performative (cf. « Sitôt apostrophé, il lance sa floraison ») qui se termine fort mal : « Echec de l’exercice. Quatre athlètes identiques remplacent le voltigeur tombé. Gabet assure la transition » (p. 328).

Ces acrobates dans l’espace pourront éventuellement se confondre avec des oiseaux ou des peintres en bâtiments ; c’est le cas dans Le Babil des classes dangereuses où survient un tragique accident de travail, un «[corps] animal » étant « tombé de la piste » (p. 304) – pourtant, il semblerait que l’on relativise le drame en le désamorçant par le rire : « je n’appelle pas ça tomber en poussière mais mordre le plancher. ». D’ailleurs, dans ce cirque, celui qui est tombé se relève toujours : « Au trapèze, il faisait des bonds splendides. » (B.C.D., p. 307). A la page 429 de La Lutte des morts, on introduit une ambiguïté concernant la nature de la corde utilisée : « Les champions des numéros Cuivre-et-Corde sont pendus aux branches qui bordent les nationales » : ici, même la mort devient un numéro.