2.3. Commentaire des numéros

A travers notre référence à une scène du Gargantua mettant en avant le personnage secondaire appelé Gymnaste, on aura en somme évoqué le cheval d’arçon, qui est devenu une discipline olympique. De même, spécialité inscrite aux J.O. de Moscou, le trampoline était pratiqué par les trapézistes de cirque de la fin du XIXème siècle : par ces précisions historiques, nous voudrions signifier que dans la réalité comme chez Novarina, la frontière n’est jamais très nette entre sport et circassité. Souvent, les figures décrites dans La Chair de l’homme se situent en effet à l’intersection du cirque, de la danse et du patinage artistique, la rhétorique à l’œuvre pouvant donc évoquer les commentaires tarabiscotés d’un Léon Zitrone au sommet de son art ou d’un Nelson Montfort au meilleur de sa forme ; qu’on en juge :

‘[…] pas chassé, battement en rond, assemblé battu, petit jeté arrière, bras en couronne, assemblé soutenu en tournant, grands battements, jetés balancés, demi-plié coupé, pas de valse à la seconde, grands raccourcis, pas de bourrée balancé, demi-plié jeté bateau, ballonné devant, cabrioles battues, grands temps entrecroisés et entrelacés, échappé glissé en seconde, temps lié en avant, petit temps lié à la seconde et à droite, tour piqué en grande seconde, épaulé à gauche, tour à l’espagnole, pas de basque ouvert, petit jeté, dégagés passés, retiré en montant, piqués sur le talon, tour piqué en attitude, piqué simple, tour plané, grand changement de pied avec retiré des deux pieds, temps levé sur les deux pieds, failli-glissade, retiré en sautant, entrechat volé de volées, jeté en tournant, ballotté, sautés tortillés, saut frappé, tour piétiné, pas de ciseaux, temps de flèche, failli sissonne, doubles ronds de jambes sautés, tour soutenu enveloppé à droite, petits battements suivis, saut de chat, battements tendus jetés à la hauteur, cabriole à la seconde, tombé en quatrième devant, changement de pied, rond de jambes fouettés enveloppés, pirouettes sautillées à la grande seconde, arabesque étirée, failli assemblé, sissonne fermée, petit temps de cuisse failli, grand fendu en seconde, cabriole fermée, grands battements emboîtés fléchis, battement fondus, jeté fermé en seconde, fouetté pied à terre, sissonnes battues, frappé devant derrière, glissade, battements tendus jetés, ronds de jambes à terre jetés, jambe gauche pointée en quatrième derrière, glissade en remontant, jeté enlacé, demi-rond de jambe en dehors, grand tour fouetté sur pointe, tour enveloppé, failli, grand jeté, pas de bourrée taquetée, zapatéado, brisées volés de volée, grand jeté en avant, tour plané, sissonne enlevée, arabesque penchée, révérence, glissade à la seconde, glissade derrière, révérence, arabesque inclinée, soubresaut, posé en arabesque, tour de promenade, entrechat dix, saut volé, sortie Nijinski (pp. 301-302-303).’

La différence avec les deux commentateurs cités ci-avant, c’est que les figures évoquées le sont sous la forme d’une liste et ont l’air assez infaisables ; mais surtout le nom des figures nous paraît bien farfelu : l’auteur semble en fait procéder notamment par mélanges de figures et proposer des « mouvements contradictoires » (p. 303). L’amusant pour le lecteur est d’essayer d’imaginer à quoi toutes ces figures pourraient bien correspondre. A lui et à son tour, alors, d’accomplir des prouesses…

Mais c’est un effort pataphysique, imaginaire, mental, intérieur qu’il lui faudra effectuer, ceci afin d’apprécier pleinement le spectacle proposé ; Christine Ramat va peut-être un peu dans le sens de cette idée lorsqu’elle écrit :

En fait, le texte nous convie moins au spectacle d’une multitude de numéros (aucun ne sera donné à voir), qu’à une suite d’opérations mentales acrobatiques pour tenter de ses représenter ces impossibles figures. Car la forme paradoxale de La Lutte des morts est de s’imposer à la fois comme un théâtre abstrait, le plus abstrait qui soit (comment en effet se représenter concrètement ce qu’est « un numéro double barbare en juquier ?) et comme un théâtre de l’action ininterrompue.
On assiste en effet à la répétition d’une multitude d’actions difficilement interprétables dans un continuum qui fait perdre et le fil de la narration et le fil du temps. Comme dans une sorte de tourbillon qui reviendrait perpétuellement autour des mêmes instants suspendus, que l’auteur résume autour de trois procès dans « Le Drame dans la langue française » : Entre/jouit/meurt qui sont les trois grandes phases cycliques de la reproduction (naissance/engendrement/mort), les numéros zèbrent la scène fictive d’incessants allers et venues, d’entrées sorties qui ne mènent nulle part.
La fugitivité des numéros est indice des unités signifiantes dont la seule signification est de n’avoir pas d’autre signification que le mouvement de sa rotation. Cette vision cyclique du
temps, représentée par la figure circulaire de la piste de cirque, s’exalte dans le vertige de la vitesse et dans la dépense rythmique. 183

C’est ce constant mouvement tournant qui donne le vertige : comme au cirque, on s’identifie aux artistes, emportés que nous sommes par ce tourbillon prodigieux.

Pour finir, signalons – afin d’être le plus complet possible – que la liste recopiée ci-avant était annoncée par la liste des danses qui « se [dansent] surtout avec les pieds : angle droit, rectus-versus, steeple-pattes ou marche des grues » (B.C.D., p. 175). Quant aux « danses en vol épais » (B.C.D., p. 309), elles s’appliquent peut-être à des essaims compacts de funambules ayant pris leur autonomie, sortis du chapiteau, devenus des oiseaux.

Notes
183.

Christine Ramat, Valère Novarina. La comédie du verbe, op. cit., pp. 137-138.